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Chaque jour, de plus en plus de créateurs expérimentent de nouvelles formes de narration interactives. Parce qu’ils apprécient une plus grande liberté de création, parce qu’ils refusent de subir un nouveau siècle de divertissement “passif” ou tout simplement parce qu’il s’agit du plus récent terrain de jeu qui nous est offert par l’évolution de notre écosystème technologique.
Il serait toutefois dommage de s’engager dans une telle aventure sans regarder derrière nous. Voici donc la petite histoire de la rencontre entre contenu et interactivité, et de ses pionniers.
Cette liste n’a rien d’exhaustive, vous en trouverez d’ailleurs d’autres exemples sur le blog de David Dufresne, qui a inspiré cet article.
L’interactivité fait partie de notre ADN culturel
Nous ne sommes pas tous des dingues. L’attirance pour l’interactivité est durablement ancrée en nous, et depuis longtemps. Pour expliciter cela, je n’ai pas trouvé mieux que cette citation de Douglas Adams:
La raison pour laquelle nous avons besoin d’un tel mot [l’interactivité] est que tout au long de notre siècle, les formes de divertissements non-interactifs ont dominé: cinéma, radio, musique enregistrée et télévision. Avant leur arrivée, tout divertissement était interactif: théâtre, musique, sport – les acteurs et le public étaient ensemble, et même silencieux, la présence du public exerçait une influence transformatrice sur le déroulement du drame auquel il assistait.
Nous n’avions pas besoin d’un mot particulier pour l’interactivité, de la même manière que nous n’avons pas (encore) besoin d’un mot spécifique pour les personnes n’ayant qu’une tête.
– Douglas Adams — How to Stop Worrying and Learn to Love the Internet
Ce que le célèbre auteur d’anticipation exprime, c’est que le XXème siècle est une exception dans notre histoire culturelle. Les technologies de l’information successives et le virage brutal vers l’économie de consommation ont transformé les médias passifs en médias de masse. Le public s’étant transformé en quelques années en auditeurs et téléspectateurs.
L’interactivité est la norme, et non pas l’exception
Les formes de divertissement interactives de l’époques telles que le théâtre, les concerts, les spectacles en tout genre et les sports ont continué d’exister mais leur audience s’est vue minimisée ; la plupart des gens les consommant à travers la télévision et la radio de surcroit. Et si certains commentent et hurlent devant leur poste de TV, ils ne contribuent pas à l’influence transformatrice d’un public “physique” telle que décrite par Adams.
Ces formes de divertissement intemporelles n’ont pas disparu pour autant et ne sont pas vouées à disparaître ; elles continuent d’être appréciées par ceux qui recherchent à exercer cette influence transformatrice, à vivre un échange avec les créateurs.
Aujourd’hui, alors que les audiences “passives” ont tendance à se disperser, les créateurs d’histoires recherchent de nouveaux moyens d’entrer en contact avec le public, à s’engager dans des expériences dans le monde réel. Et de nouvelles aires de créativité émergent, plus excitantes que jamais.
L’héritage: Sleep No More par PunchDrunk
Parmi les plus belles illustrations de ce renouveau: Sleep No More. Une expérience théâtrale immersive et interactive adaptée de Macbeth. Le public, se rendant dans le fictionnel Hotel McKittrick, déambule librement et observe, masqué et en silence, les acteurs situés souvent à quelques centimètres d’eux.
Sleep No More repousse les limites de l’influence transformatrice du public en proposant une expérience hautement interactive. Tout les éléments du décor peuvent être touchés — comme s’ils étaient des indices éclaircissant le mystère cultivé par une ambiance macabre. L’expérience est aussi totalement non-linéaire, il n’y a pas de flèches au sol pour indiquer un parcours idéal. Il s’en suit pour certains une frustration puisque plusieurs scènes se déroulent simultanément à différents endroits, mais cela fait partie du jeu.
La linéarité et le contrôle sont les éléments le plus difficiles à abandonner pour un créateur. Un challenge colossal pour tous les storytellers interactifs, et Sleep No More est la parfaite incarnation de ce que l’on peut réaliser lorsque l’on lâche la bride.
La tentation interactive: déconstruire la linéarité
Au-delà des formes de divertissement interactives intemporelles, notre histoire culturelle est également ponctuée de nombreuses tentatives de transformation de médias non-interactifs en quelque chose de plus riche.
Le cinéma en particulier a toujours été un champ d’expérimentation populaire. Il s’avère que de nombreux films muets étaient d’une certaine manière interactifs puisque des narrateurs commentaient parfois l’histoire au public présent.
On les appelait bonimenteurs, ou Benshi au Japon où ils furent très populaire puisque le public était majoritairement illettré. Certains restent d’ailleurs toujours en activité pour la rediffusion de films de l’époque.
L’illusion du choix
En essayant de rendre interactif un contenu destiné à un média linéaire, les auteurs ne peuvent que créer l’illusion du choix. Des décisions sont bien entendus à prendre, et bien réelles, mais le public évolue dans un univers délimité dont on essaie de lui faire croire qu’il est plus malléable qu’il ne l’est.
Prenons l’exemple du très abouti Timecode. Pendant 90 minutes, quatre séquences sont diffusées simultanément dans chaque coin de l’écran. Le choix offert est donc de suivre l’un des quatre personnages principaux comme bon nous chante.
En examinant le film de plus près, on réalise que la bande son nous attire systématiquement vers l’une des quatre actions. Et lorsque l’on fait l’effort conscient de regarder ailleurs, on s’aperçoit souvent qu’il ne s’y passe pas grand chose de notable.
Le film n’en reste pas moins extrêmement efficace et impressionnant en terme d’écriture. L’illusion du choix se remarque à peine, et ce en dépit de la limite inhérente à la vidéo en terme d’interactivité.
D’autres ont poussé la forme cinématographique un cran plus loin pour offrir au public une réelle possibilité d’interaction avec l’histoire.
L’exemple le plus ancien semble être l’expérience Kinoautomat (1967) où à 9 reprises pendant le film une pause permet au public de prendre une décision pour l’un des personnages.
Kinoautomat mélangeait ainsi — et avec succès — cinéma et interactivité. Mais ici encore, l’illusion y participait beaucoup: il n’y avait en réalité que deux histoires différentes malgré les 9 interruptions, les arcs narratifs convergeant avant toute décision. Et lorsque les deux versions ont été diffusées simultanément sur deux chaînes de télévisions différentes, la “supercherie” a été révélée et les spectateurs ont été outrés.
L’héritage: Choose Your Own Documentary (2013)
Choose Your Own Documentary est un film interactif exceptionnel qui combine tous les artifices présentés ci-dessus: un bonimenteur, le public exprimant des choix le menant sur l’un des 1500 chemins existant, et la structure narrative des célèbres Livres dont Vous Êtes le Héros (Choose Your Own Adventure).
Choose Your Own Documentary transcende la relation unidirectionnelle entre créateur et public puisque le personnage principal du film en est également le narrateur présent dans la salle. Chaque décision collective a donc un effet un effet direct sur la vie de la personne en face de vous et l’empathie ressentie à son égard en est démultipliée.
L’empathie est une puissante raison de se plonger dans la création interactive: nous pouvons y construire une connexion forte avec le public, ouvrir un canal multidirectionnel pour le partage d’émotions et d’histoires. Dans cette optique, CYOD atteint l’acmé de la véritable interactivité.
L’interaction avec la machine
Et puis les Internets furent — enfin les ordinateurs diront nous. Et les pionniers à la recherche de l’interactivité véritable se sont vus offrir leur propre média.
Alors commença la grande bataille entre la machine et son créateur. La machine permet l’interaction avec les autres mais elle dénature toujours, elle interpose systématiquement une interface entre le storyteller et son public ; et ce paradoxe nourrit le quotidien de tous les créateurs interactifs.
J’espère que vous ne voyez pas le monde comme un marché, mais plutôt comme le lieu où vivent les gens — vous créez pour eux, pas pour les machines.
— Red Burns
Cette frange de l’histoire culturelle remet en question le sens même du mot interactivité, mot versatile s’il en est.
Il peut désigner l’interaction avec un programme, partie d’une machine — un système d’exploitation, une page web, un jeu, une application — où la réponse au stimulus est programmée à l’avance.
Mais interactivité peut aussi s’appliquer à la relation entretenue entre des êtres humains via un medium. L’interface machine n’est plus la finalité mais un outil de communication multidirectionnel.
La narration par l’interface
L’histoire de l’informatique a été ponctuée par l’utilisation fréquente de programmes pour raconter des histoires. Cela n’a jamais été leur vocation première mais les storytellers ont cette manie insistante d’insinuer du sens et des narrations plus ou moins partout.
Qu’il s’agisse de développer un logiciel sur Cd-Rom, de monter des pages web ou des applications, aucune interface n’a été écartée. Bien entendu — pour diverses raisons, et notamment pour des questions de maturité technologique — ce sont les expériences web et applicatives qui ont rencontré les plus grands succès.
Mais il y a eu des exceptions comme le jeu Façade, distribué sous format Cd-Rom, et largement reconnu comme un saut qualitatif et conceptuel majeur dans le monde du storytelling interactif.
Si le design général ne parait pas très poussé, le jeu est devenu une référence par la complexité de la narration et la reproduction réaliste des relations humaines grâce à une programmation très avancée en matière de traitement automatique du langage naturel.
L’héritage: les documentaires et fictions interactives
Sans atteindre le niveau de complexité de Facade, de nombreux créateurs de fiction et documentaristes proposent des expériences interactives. Bien que cette nouvelle forme de création suppose de changer drastiquement leur manière de travailler, les auteurs conservent toutefois la possibilité de présenter au public un environnement qui reste délimité, et donc sur lequel il est possible de garder le contrôle.
Ici encore, la proposition de valeur pour l’utilisateur est de se laisser bercer par l’illusion du choix. Un terme qui n’a rien de péjoratif: la plupart des histoires ont besoin de finitude pour s’exprimer et refléter l’intention de leur créateur.
L’étude de ces documentaires et fictions interactives est donc une étude de la capacité d’une interface à relayer un message ou une émotion. En ce sens, le projet de webdocumentaire Gaza/Sderot (2008) est souvent présenté comme référence.
Dans Gaza/Sderot, l’interface est une chambre d’écho à l’histoire. Un menu de navigation divise l’écran en deux. A gauche, la Palestine, à droite, Israël. L’histoire n’avait besoin de rien d’autre pour s’exprimer.
L’interaction à travers la machine
Avec l’essor des réseaux sociaux et la démocratisation des outils de communication, les créateurs ont pu dépasser l’interface “déshumanisée” et engager un dialogue réel avec leur public — provoquant la réaction, la participation voire même la contribution à une histoire.
Les exemples les plus précoces de cette tentation de la discussion se trouvent dans les musées où des installations interactives ont permis très tôt ce genre d’échanges, l’un des plus célèbres étant le Tunnel Sous l’Atlantique de Maurice Benayoun (1995).
Benayoun, un pionnier des “nouveaux médias”, a construit cette expérience de téléprésence reliant deux musées à Paris et Montréal comme une exploration des limites de nos systèmes de communication.
Dix ans après, nombreuses de ces limites s’étaient déjà estompées et les réseaux sociaux commençaient à exploser, offrant ainsi de nouvelles possibilités pour les storytellers.
L’héritage: les expériences participatives
Impliquer le public dans un projet signifie attirer et conforter une communauté de passionnés d’une histoire, d’une intention. Certains créateurs exploitent des plateformes existantes telles que les réseaux sociaux ou les services d’hébergement comme YouTube. Et d’autres construisent ad nihilo des plateformes spécifiques à leurs projets.
Si la dernière solution est plus risquée et demande nécessairement davantage d’efforts pour susciter la participation du public, de magnifiques projets ont toutefois réussi cet exploit, qui n’a donc rien d’impossible.
Après plusieurs années en développement, le projet Question Bridge a fini par rencontrer le succès qu’il mérite. Grâce à une campagne de crowdfunding réussie et d’incroyables efforts de son concepteur Hank Willis, Question Bridge recueille les témoignages de nombreux Africains-Américains: les uns posent des questions, les autres y répondent, afin de définir ce qui constitue l’identité des Noirs aux Etats-Unis.
Ces témoignages auraient pu être diffusés via YouTube ou Facebook mais leur intégration à une plateforme dédiée permet notamment aux auteurs de conserver un plus grand contrôle éditorial sur la manière dont les contenus sont articulés et présentés.
Et demain?
Si cette brève histoire a montré une chose, c’est que les créateurs trouvent toujours un moyen de raconter leur histoire. Peu importe le media, la plateforme ou les contraintes.
Aujourd’hui, le monde de l’interactivité se passionne pour les possibilités offertes par l’Internet des objets, les dispositif de réalité virtuelle, de réalité augmentée, et plus encore.
Mais l’univers de la technologie ne correspond pas toujours à celui de la narration. Certains de ces nouveaux supports seront adoptés durablement par les conteurs interactifs, d’autres resteront à l’état de terrains d’expérimentation passagers…
En ce qui concerne notre façon de raconter des histoires, la seule prédiction valable est qu’il n’y a pas de règles absolues.
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