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Article originellement publié sur le blogue du Fonds des Médias du Canada.
Vous vous êtes sûrement déjà dit, en découvrant une oeuvre à la fois originale et évidente : « c’est à se demander pourquoi personne ne l’a fait plus tôt ! ». C’est précisément l’effet qu’a eu sur moi le jeu SwapTales: Léon !.
Le concept est simple, intelligent et élégant : créer un jeu dans lequel vous avez le pouvoir de transformer le monde du petit Léon en intervertissant des mots. Comme ceci :
Vous venez d’un simple glissé du doigt sur votre tablette de libérer Léon de la surveillance de sa baby-sitter et votre aventure peut commencer. Vous y accompagnerez Léon dans sa quête pour devenir grand. SwapTales: Léon ! a connu un développement long et mouvementé mais cette trame du récit initiatique a toujours été présente, dès l’époque où le jeu n’était encore qu’un projet étudiant.
De l’école au studio indépendant
Tout commence avec Charlotte Razon qui, après des études d’écriture de scénario dans une école de cinéma belge, décide d’intégrer l’Enjmin pour se rapprocher du monde du jeu vidéo. A l’époque, Léon s’appelle Michel, mais la mécanique est déjà là.
Charlotte Razon : « C’était en 2011. L’iPad était sorti depuis peu et je voyais bien que c’était un support hyper intuitif pour les enfants. J’y voyais un terrain d’exploration intéressant mais à l’époque, pour les enfants, il y avait beaucoup d’applications « jouet » : on appuie, ça fait du bruit ou quelque chose d’un peu idiot. Bref, il n’y avait pas encore d’expériences très qualitatives.
Mon envie pour cet exercice étudiant, c’était donc de trouver une expérience qui soit à la fois un vrai jeu pour enfant et qui permette d’inclure les parents. Je voulais en faire une expérience qui se partage en famille, afin de ne pas nourrir cette habitude du parent qui donne la tablette à l’enfant pour l’occuper sans vraiment s’intéresser au contenu qu’il regarde. »
Après avoir rallié à son projet un étudiant en game design et après une étude sur les usages des plus jeunes sur tablette, ils décident de s’inspirer du moment de la lecture partagée entre parents et enfants pour créer ce dispositif d’interversion de mots.
Restait encore à poser un univers cohérent. Orson Favrel, étudiant en graphisme, imagine donc un enfant aux cheveux ébouriffés, pieds nus, espiègle et évoluant dans un univers contemporain.
Charlotte Razon : « J’ai bien aimé cette idée parce que dans un projet pour enfants, on pense tout de suite aux contes de fées. Ici, l’histoire se passe de nos jours et je trouve que cela met encore plus en valeur le côté magique de l’échange de mots. Alors que si on est déjà dans un univers avec des fées et de la magie, ça commencerait à faire beaucoup ! ».
En trois mois, une première version du jeu émerge et rencontre un beau succès dans le milieu étudiant, avec notamment plusieurs prix venant saluer l’innovation et la force du concept. De l’aveu même de ses créateurs, il restait toutefois hautement « imparfait » et méritait une nouvelle itération pour exprimer pleinement son potentiel.
Charlotte Razon : « Nous avons pu faire tester cette première version à des enfants et des parents et voir les choses que nous pourrions améliorer. Nous avions notamment choisi au départ de placer l’illustration en haut et le texte en bas. Ce qui nous paraissait logique par rapport aux livres pour enfants. Le problème, c’est que l’enfant mettait ses doigts sur l’illustration et le parent devait donc pousser la main de l’enfant pour pouvoir lire le texte… »
Malgré ces améliorations, le timing reste compliqué et produire une version plus aboutie du jeu demande du temps et des moyens. L’équipe se disperse quelque peu à la faveur de leurs débuts professionnels et les discussions avec certains éditeurs jeunesse ou même avec France Télévisions n’aboutissent pas. Lasse d’attendre le bon partenaire, l’équipe décide fin 2014 de reprendre les choses en main. Depuis les premiers temps, de nouveaux talents ont rejoint le projet : David Hart sur le game design et la programmation et Fabrice Hagmann en tant que directeur artistique (tous deux avaient déjà collaboré à la version « étudiante » du jeu).
Charlotte Razon : « Nous pensions qu’il était vraiment dommage de laisser le projet dans les cartons parce qu’à chaque fois que nous le faisions tester, il plaisait toujours autant ! Mais dès que nous voulions travailler avec quelqu’un d’autre, tout prenait un temps fou et rien n’avançait.
Alors, sur notre temps libre, nous nous sommes amusés à faire un petit prototype. Au même moment, j’ai trouvé ce concours organisé par le Magic Festival. Un concours étonnant, que personne ne connaissait, mais qui avait le mérite de nous donner une deadline pour faire le prototype. Et nous avons gagné le concours début 2015 ! On a donc reçu 100 000 euros et c’est donc un peu cela qui a contribué à la naissance de notre studio. »
Ecriture, dessins et technologie
Grâce à l’investissement du Magic Festival – organisé par Shibuya productions, devenu par la suite coproducteur du jeu – l’équipe crée son studio indépendant et reprend le fil du projet en septembre 2015. Il aura fallu près de quatre ans pour que SwapTales: Léon! soit prêt à entrer en production.
Premier chantier : étoffer le contenu, écrire davantage et créer de nouvelles énigmes. Le principe de base reste invariant : une phrase où les mots d’un certain type (verbes, noms, adjectifs ou adverbes) sont interchangeables. L’enjeu d’écriture est donc de trouver des combinaisons qui ont toutes un sens, et cela peut prendre un temps considérable. Sur certaines pages en particulier, Charlotte et Fabrice passent près d’une semaine !
Fabrice Hagmann : « Ce qui est long à faire c’est de trouver des idées concrètes et drôles pour chaque état de la page (c’est à dire chaque permutation de mots, ndla). Et il est tout aussi long de créer une illustration sur laquelle tout peut s’afficher sans que rien ne se chevauche ou ne soit caché en fonction des états. »
La conception d’un tel projet lie intimement écriture et dessin et les deux doivent nécessairement avancer ensemble. Fabrice et Charlotte ont donc cet impératif d’imaginer les énigmes à deux et, parfois, de sacrifier une bonne idée pour laquelle l’image ne peut transposer l’écrit.
Charlotte Razon : « Il y avait cette page où j’avais envie que les joueurs fassent bouger le corps de Léon. La situation problématique était que Léon était alors immense, il devait donc progresser sans abîmer des choses autour de lui.
Il a fallu trouver un état où l’on voit clairement sur le dessin qu’il peut passer, mais aussi des états où Léon allait vraiment tout casser. Dans ce cas, c’était Fabrice qui devait trouver une manière de faire fonctionner l’énigme graphiquement. »
Après plusieurs tentatives infructueuses, le résultat est là :
L’équipe peut compter sur de nombreuses présentations dans divers évènements et festivals – ainsi que sur un play test en bonne en due forme – pour gommer les imprécisions du jeu. Beaucoup de temps a été consacré à produire un tutoriel qui soit efficace mais qui ne décourage pas les joueurs par sa longueur, comme cela a pu être le cas au début. L’équipe choisit aussi de simplifier quelques énigmes qui bloquaient la progression de certains, notamment les plus jeunes.
Des décisions qui relèvent parfois du crève-coeur, mais qui vont dans le sens d’une meilleure accessibilité auprès de ce public familial auquel le jeu s’adresse.
Dans SwapTales: Léon !, le nombre de dessins à réaliser est énorme. Sur certaines pages, il y a plus de 200 états différents si l’on prend en compte les cinq langues disponibles (dans lesquelles les jeux de mots ne se traduisent pas toujours bien littéralement et pour lesquels il faut donc inventer d’autres énigmes et d’autres dessins) !
Pour intégrer ces écrits et ces coups de crayons en une application tablette, l’équipe développe son propre outil. Il lui permet d’importer automatiquement des créations sur Photoshop et des textes (contenus dans des fichiers .json) dans le moteur de création de jeu Unity. David Hart, devenu directeur technique car n’ayant pas le temps de tout développer lui-même, coordonne une équipe de programmeurs pour parfaire ce système ad hoc.
Difficile de parler de toutes les subtilités de cet outil mais, s’il vous venait l’envie de produire votre propre SwapTales-like, dites-vous qu’il sera peut-être plus simple de vous rapprocher de l’équipe de Witty Wings que d’essayer de tout refaire vous-même…
Charlotte Razon : « On a pensé ce moteur dans l’idée que, si nous voulions refaire un projet dans ce style-là, nous travaillerions avec un artiste qui pourrait tout gérer dans Photoshop sans avoir à mettre les mains dans le code et la technique ».
Une vision en série qui aurait pour le studio Witty Wings un double sens artistique et économique. Affaire à suivre.
La distribution d’un jeu indépendant pour un public familial
De l’aveu même de Francis Ingrand, distributeur du jeu avec sa société Plugin Digital, les jeux « famille » sont partis les plus difficiles à promouvoir et à vendre.
Francis Ingrand : « C’est très compliqué parce que c’est une cible qui n’a pas l’habitude de payer, compte tenu du contenu de qualité déjà disponible gratuitement un peu partout. Et c’est aussi le public pour lequel la licence est la plus importante : l’enfant va vouloir jouer à Peppa Pig, même si le jeu est nul, tout simplement parce que c’est Peppa Pig… Les gros détenteurs de licences ont arrosé le marché et c’est très difficile de se distinguer.
Bien sûr il y a toujours une chance, c’est la beauté des produits culturels ! Mais globalement, sans une licence forte ou la capacité à produire peu cher, ce genre de projet n’a pas beaucoup de sens économique. Malheureusement ! »
C’est ce contexte difficile qui fait dire à l’équipe de SwapTales: Léon ! que leur oeuvre constitue « un petit miracle » car ils ont réussi à produire quelque chose de grande qualité dans un marché plutôt hostile. Résultat, les critiques sont excellentes, les ventes un peu moins.
Charlotte Razon : « Tout ce qui était en notre pouvoir a été un succès. Les gens aiment. Il y a des bonnes notes. Les journalistes nous ont bien noté. Donc à ce niveau-là, pour nous, c’est un succès. »
L’application est en vente à 5€ – un prix suffisamment élevé pour retranscrire la qualité du jeu mais, a priori, pas trop élevé pour ne pas décourager les parents dans leur achat. Toutefois, l’aspect « niche » de SwapTales: Léon ! ne favorise pas de très larges ventes. Tout d’abord, le jeu n’est disponible que sur tablettes (pour des raisons créatives) mais aussi, et surtout, il cherche à se faire une place dans un marché extrêmement segmentée (impossible par exemple d’apparaître à la fois dans les catégories 6-8 ans et 9-11 ans de l’App Store). Un environnement complexe qui exige en plus que l’acte d’achat soit effectué par des parents très dispersés qu’il est difficile d’atteindre par une communication ciblée…
Les ventes sont donc plutôt bonnes en France mais moindres ailleurs. Pour l’instant l’équipe du studio Witty Wings ne dégage pas énormément de bénéfice sur cet opus mais se ravit du succès artistique de leur oeuvre et de ce genre de réaction :
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