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Toute narration est une interface
Si l’on pense l’interface comme une surface permettant les échanges entre deux entités, alors nous avons ici l’une des plus parfaite définition du rôle premier d’une histoire.
Les récits — jusqu’à aujourd’hui et depuis le moment où, transmis oralement, ils constituaient le réceptacle du savoir humain — sont un moyen d’établir un échange être leurs conteurs et leurs récepteurs.
Cela est resté vrai à travers le temps, peu importe le medium considéré, puisque tous les médias n’ont finalement été que des évolutions de ces récits originels faits de simples mots et gestes.
Les mots ont été mis sur papier pour devenir l’écrit, qui alimente aujourd’hui les créations scénarisées que sont le cinéma, le théâtre et la télévision.
Les gestes ont trouvé leurs propres supports pour devenir peinture, sculpture, dessin avant d’influencer la bande-dessinée et le jeu vidéo.
La narration interactive, la narration à travers des interfaces, s’inscrit donc dans ce colossal héritage artistique et sa vocation fondamentale reste celle de tout récit : établir un point de contact entre des êtres humains qui partagent une histoire.
L’interface est un subtil langage
S’il semble assez évident qu’une histoire agisse comme une interface entre ceux qui les racontent et ceux qui les reçoivent, le fait qu’une interface puisse en elle-même raconter une histoire est moins intuitif.
Spontanément, le terme “interface” nous renvoie à des considérations techniques, fonctionnelles. Nous voyons dans les interfaces une prérogative d’ingénieurs. Ingénieurs que la doxa nous conduit à identifier à leur tour comme une sorte d’antinomie de la personne créative.
Pourtant, les interfaces sont des entités plus subtiles qu’il n’y parait. A l’instar du langage, leur caractère apparemment simple et sans nuance est en réalité trompeur.
Le philosophe John L. Austin s’était attelé en son temps à démontrer que nous percevons bien plus d’informations à travers le langage que le simple sens des mots. Une vision tout à fait subversive dans les années 1960 qui a eu une immense influence sur les théories de la communication lui étant postérieures.
Ce qu’il appelait le langage de la perception, nous pouvons aujourd’hui l’étendre au “langage interactif”. Tout comme les mots, les interfaces portent en elles une subtilité qui transmet au public les intentions des ses créateurs, et cela sans devoir s’expliquer elle-même.
Par exemple, si je décris techniquement l’interface soutenant le documentaire interactif Gaza Sderot (2008), je peux la présenter comme une mise à disposition de vidéos présentant deux points de vue a priori opposés : l’un émane d’un-e palestinien-ne, l’autre d’un-e israélien-ne. Les vidéos sont disposées en un écran partagé et un menu central permet de changer le duo de vidéos qui apparait à l’écran.
Toutefois cette description fonctionnelle ne fait pas honneur à la valeur narrative et métaphorique de l’interface de Gaza/Sderot. En s’appuyant sur un dispositif de mise en scène très cinématographique, les créateurs du projet font de ce split screen une représentation symbolique de l’opposition de point de vue.
Les deux personnages ne partagent pas le même espace et ils nous regardent tous les deux dans les yeux, comme s’ils nous incitaient à arbitrer, à comparer leurs témoignages. Nous sommes de facto placés dans la posture du témoin, peut-être même du juge, indirectement.
Quant au menu central, il évoque la frontière, la séparation. Une frontière qui aurait pu être une ligne pleine mais qui est plutôt en pointillés. Elle est donc poreuse et laisse supposer que cette opposition n’est pas forcément irrémédiable, que des échanges sont encore possibles.
Oeuvre fondatrice pour la vague de création de documentaires interactifs,Gaza/Sderot est un cas d’école pour démontrer la valeur narrative d’une interface.
Elle prouve qu’il est absolument fondamental pour les créateurs de considérer l’interface autrement que comme une véhicule fonctionnel dont le seul intérêt est de servir l’histoire.
La recherche de la symbiose entre contenu et contenant est tout sauf une quête futile. Et la technicité des interfaces ne doit pas faire oublier leur immense potentiel évocateur et symbolique.
L’interface narrative est performative
Selon les termes du même philosophe John Austin, un énoncé performatif revient « à faire des choses avec des mots », c’est à dire à prononcer des paroles qui sont aussi un acte. Un acte qui va transformer le statut du récepteur du message.
Quand le maire affirme à deux personnes en amour « Je vous déclare unis par les liens du mariage », il ne fait pas que prononcer ces mots, il réalise l’acte qu’ils décrivent.
De façon similaire, une (bonne) interface ne se contente pas de « dire », elle « fait ». Elle n’est pas seulement un écrin, un présentoir que l’on doit concevoir uniquement selon les dernières tendances du design. Elle traduit une pensée, un mouvement et elle devient ainsi une « performance » qui transforme le statut de ceux qui émettent le message, et de ceux qui le reçoivent.
Une interface narrative est donc un acte qui transforme ses créateurs comme ses utilisateurs. Une transformation qui sous-tend bien souvent un contrat d’un nouveau genre passé avec le public.
Dans Jeu d’Influences (2013), l’incarnation d’un personnage du récit place l’utilisateur dans une nouvelle posture : celle d’un grand patron devant gérer une grave crise de communication à travers une suite de choix, de dilemmes moraux.
Cette mission nous est donnée sans qu’on ne nous l’explicite véritablement. Il ne nous est pas dit “Dans ce jeu, vous incarnez Louis, vous devez gérer votre crise au mieux par une série de choix”.
Toutefois lorsque la voix-off utilise la première personne alors que le nom de “Louis” apparait à l’écran, nous comprenons qui nous incarnons. Une compréhension encore renforcée par le fait que nous évoluons souvent en vue subjective.
L’interface ne dit donc pas tout, elle fait. Et nous acceptons ce nouveau contrat grâce à cette fameuse valeur performative de l’interface.
Autre contrat, même logique lorsque nous arrivons sur le site du Johnny Cash Project (2010). Ici, nous n’incarnons personne, nous ne jouons pas, mais nous nous impliquons d’une façon différente. L’interface est présentée comme un outil de création permettant de réaliser de façon collaborative une vidéo en hommage au chanteur Johnny Cash à la suite de son décès.
Le public est invité à choisir une image tirée de son dernier clip et de la redessiner à sa façon. Les différentes contributions sont alors assemblées dynamiquement pour nous permettre de visionner cette oeuvre participative.
Là où nous avons toujours considéré la position du public comme passive, réceptrice d’une création déjà achevée, les oeuvres participatives comme leJohnny Cash Project bouleversent notre condition présupposée en affirmant “vous êtes co-créateurs du projet”. Le statut de l’auteur tout-puissant s’estompe quelque peu et en nous demandant simplement de dessiner une image, le projet nous propulse sans autre formalisme au rang de créateur.
Pour autant, la « performativité » des interfaces, leur capacité à produire une transformation par leur simple existence, est conditionnée à un élément fondamental : émetteur et récepteur doivent tous deux être en capacité d’accepter ce changement de statut.
Tout d’abord, cela suppose l’absence d’éléments venant perturber l’échange.
Si le maire n’a pas été réélu l’an dernier et si l’un des mariés est encore en instance de divorce, l’énoncé « Je vous déclare unis par les liens du mariage » perdra malheureusement sa valeur performative car les conditions nécessaires à la transformation ne sont pas réunie.
Si l’on revient dans notre monde des interfaces narratives, nous pouvons facilement identifier des élément extérieurs susceptibles d’entacher l’échange entre créateurs et public : problèmes techniques lors de l’expérience, erreurs de conception, mauvaise appréciation des usages, fracture numérique… Autant d’éléments souvent qualifiés de “frictions”.
Pour les dépasser, les créateurs interactifs devront miser sur des démarches de recherche et développement, de design d’expérience utilisateur, de collaboration avec des spécialistes venant d’autres secteurs d’activité… Autant de notions sur lesquelles nous reviendrons plus loin dans cet ouvrage.
Mais pour l’instant, tenons ces considérations très pragmatiques pour résolues. Car au-delà des frictions techniques, il faut également qu’émetteur et récepteur ajustent leur état d’esprit et s’ouvrent à la possibilité de l’interaction.
Si les mariés se jurent fidélité alors que l’un d’eux sait d’ores et déjà qu’il ne tiendra pas cette promesse, la valeur performative de la phrase “Je vous déclare unis par les liens du mariage” devient nulle.
Pour adopter cet état d’esprit nécessaire, les créateurs d’oeuvres interactives doivent accepter de renoncer à une partie du contrôle qu’ils exercent sur leur histoire et donc de partager leur récit avec le public. De lui laisser une place pour avoir une influence sur sa propre expérience.
Le public doit quant à lui accepter de sortir de son « conditionnement linéaire », de ses « habitudes passives ». Il doit embrasser l’idée d’une expérience qu’il ne connait pas par coeur (comme peut l’être celle d’aller au cinéma…). Il doit trouver une satisfaction dans la possibilité d’une surprise.
Ceux du public qui n’admettent pas l’utilité ou l’acceptabilité de l’interactivité ne seront probablement pas sensiblement touchés par ces nouvelles formes de narration.
Toutefois je ne pense pas que de telles personnes existent en grand nombre. Beaucoup ne voient pas d’intérêt à l’interactivité parce qu’ils n’ont pas encore été en contact avec une expérience qui corresponde à leurs préoccupations ou à leurs “capacités interactives”.
Des capacités qui varient en fonction des centres d’intérêts, du milieu socio-professionnel mais aussi tout simplement de la génération à laquelle chacun appartient. Car il ne faut pas oublier que l’interactivité tente d’émerger dans un monde ayant connu près d’un siècle de domination outrancière des médias linéaires et passifs comme la radio, la télévision et le cinéma.
L’interface narrative est une cinématographie
Lorsque le documentaire interactif Gaza/Sderot utilise un écran partagé (split screen), il se place dans la continuité d’un héritage cinématographique désormais centenaire. L’intérêt est double : ne pas essayer de faire futilement abstraction du passé, et s’appuyer sur une grammaire existante chez le public.
Non pas que l’interactivité ne développe pas ses propres codes et normes avec le public, bien au contraire. Nous verrons dans cet ouvrage que de nouveaux usages bien établis chez le public permettent aujourd’hui de proposer des expériences interactives toujours plus poussées aux utilisateurs.
Mais la création interactive est née dans un big bang, dans une confluence du cinéma, du jeu vidéo, du web, de la littérature, du design, et de bien d’autres formes artistiques. Ses influences sont nombreuses et elles sont un atout formidable : en jouant avec les codes des médias existants, il est parfois plus aisé d’amener le public à faire l’expérience de l’interactivité.
« La navigation est au web ce que le montage est au cinéma », comme le disait Hugues Sweeney, producteur interactif à l’Office National du Film canadien (ONF).
Dans bon nombre d’oeuvres interactives, l’interface est en effet une forme de montage où l’utilisateur pour jouer plusieurs rôles, que ce soit celui du co-auteur, du monteur ou du réalisateur.
Cela est particulièrement évident dans une oeuvre comme Wei or Die (2015), où nous pouvons revivre les évènements ayant mené à une mort tragique lors d’un week-end d’intégration d’école de commerce en “zappant” d’un flux vidéo à un autre. Nous devenons donc réalisateur de notre propre expérience.
Mais cet héritage cinématographique se retrouve bien au-delà de la maîtrise sur le montage. Nous en ressentons l’influence jusque dans ce que nous considérons aujourd’hui comme la “grammaire de l’interactivité”.
Prenons une forme d’interaction très populaire : la navigation au scroll, un code désormais bien établi avec le public.
Et si ce geste est bien entendu propre à l’interactivité, le “rendu” à l’écran est finalement assez proche d’un plan séquence ou d’un travelling, figures de styles cinématographiques s’il en est.
L’une des premières oeuvres interactives à un faire un usage prépondérant aura été le documentaire interactif Hollow (2012). Entièrement construit sur ce principe de navigation au scroll, il documente la vie dans un conté américain lourdement frappé par l’exode rural.
Chaque chapitre est ainsi une sorte de long plan-séquence dont nous maitrisons la vitesse et que nous pouvons “arrêter” à tout moment par envie de contempler l’interface ou d’interagir avec elle.
Si elle lui doit beaucoup aux règles de la cinématographie, l’interactivité a aussi eu besoin de s‘en détacher sous bien des aspects. Parmi les règles rapidement abandonnées : la linéarité du mouvement exprimé.
Dans un film, la progression de l’expérience est ininterrompue — même si quelques rares arrêts sur image tentent parfois de nous faire imaginer le contraire.
Dans une oeuvre interactive, la pause — la vraie pause qui interrompt la progression de l’histoire dans l’attente d’une action — est au contraire d’une importance fondamentale car elle marque bien souvent le moment du choix. Choix qui va alors conduire à une délinéarisation de l’expérience.
C’est dans cette expression du choix que l’interactivité laisse derrière elle une partie de son héritage cinématographique pour embrasser d’autres influences — celle du jeu vidéo ou du spectacle vivant par exemple — et développer une grammaire propre qui lui permet de s’imposer comme une forme d’art singulière, et à part entière.
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