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Depuis plusieurs années, le nombre de projets interactifs intégrant les codes du jeu vidéo n’a cessé d’augmenter. Objet artistique et vecteur d’engagement, le jeu vidéo est de plus en plus perçu comme une sorte de Graal qui a tant à apporter aux autres médias. Le journalisme se met au newsgames, les télévisions de service public éditent leurs propres créations vidéoludiques et le cinéma continue d’étendre ses univers narratifs dans la sphère ludique. La nature interactive du jeu, consacrée initialement au divertissement et basée uniquement sur la jouabilité, évolue désormais vers de nouvelles possibilités d’expression, plus narratives.

Narration et gameplay sont les deux fondements indéniables du monde vidéo-ludique. Tout aussi puissant que complexe, le jeu vidéo est aujourd’hui un point de convergence où l’espace entre réel et imaginaire laisse place à un nombre infini de possibilités. Ce faisant, il s’éloigne de plus en plus souvent de sa fonction originelle pour s’étendre à d’autres univers et prendre vie là où on l’attend parfois le moins. La grammaire du jeu vidéo se démocratise et s’étend à d’autres formes d’arts et de médias.

Le dixième art, détenteur monopolistique du gameplay, fait des envieux et ses ressorts ludiques sont désormais repris dans de nombreux dispositifs interactifs et transmédia où la complémentarité entre narration et gameplay devient le moteur de l’expérience utilisateur.

Qu’est qu’un gameplay narratif ?

Dans le monde des nouvelles écritures et du transmédia, l’équilibre entre narration et gameplay est une problématique à laquelle se confrontent aujourd’hui bon nombre de créateurs et de producteurs. Alors que certains s’interrogent toujours sur leur compatibilité, d’autres s’attaquent à ce nouveau territoire où l’on accorde autant d’importance aux enjeux narratifs qu’aux enjeux ludiques, mais à des moments précis et différents de l’expérience.

C’est à ce prix que gameplay et narration s’enrichissent et se répondent l’un l’autre. L’effet immersif peut alors être énorme pour le public, qui se sent plus impliqué dans l’expérience qu’il est en train de vivre. Qu’il incarne ou non un personnage qui devient son avatar, le joueur est interpellé dans l’histoire et son implication rompt avec les autres formes de narration.

Du serious game (et son application des codes du jeu vidéo comme surcouche ludique à la description du réel) jusqu’au cinéma interactif, il est facile de constater que le jeu vidéo inspire la création de nouveaux formats hybrides et interactifs. Mais pourquoi ce média, parfois encore mal accepté socialement, est-il si convoité ? La légitimité du jeu comme forme d’art et d’expression a mis du temps à s’établir car si le jeu vidéo s’est rapidement industrialisé et globalisé, ce n’est pas forcément ce qu’il produit de mieux qui a fait sa réputation. Le grand public ne perçoit encore que trop souvent le jeu qu’à travers ses superproductions dites « triple A » et ses thématiques dominantes — la guerre, la violence, la compétition, le sport, pour ne citer qu’elles.

Au-delà de ses qualités technologiques et artistiques, ce qui rend peut-être le jeu vidéo si unique aux yeux du public, c’est qu’il est le seul média à lui proposer un véritable défi. Alors que nous sortons d’un vingtième siècle autrement dominé par les expériences « passives », conçues intrinsèquement pour demander le moins d’efforts possibles, le jeu se place clairement en rupture en termes d’expériences utilisateurs. Par conséquent, lorsque le monde du documentaire, de la fiction ou encore du journalisme essaient de nouvelles choses pour rompre avec cette passivité qui semble ne plus aussi bien marcher qu’avant, vers qui se tournent-ils ?

Pour parler de ces nouvelles hybridations, nous avons souhaité dans cet article nous appuyer sur deux œuvres récentes, Morphosis et Sens VR, que nous étudions dans le cadre de l’écriture d’un prochain livre sur les nouvelles écritures, à paraître en juin 2016 lors du marché international Sunny Side of the Doc.

Morphosis, c’est une application pour mobiles et tablettes qui renferme un jeu documentaire surprenant et éclairant. En 18 épisodes, vous y découvrirez comment le développement humain a profondément transformé nos paysages.

https://www.youtube.com/watch?v=j9vI2HMvCRI

Sens VR est un hybride d’un tout autre genre. Adaptation en un jeu en réalité virtuelle d’une bande-dessinée, Sens VR est une oeuvre précurseure qui associe les codes de la BD avec celle du jeu vidéo pour créer une expérience sensorielle et évocatrice d’une rare puissance.

Ce qui réunit Morphosis et Sens VR, c’est d’avoir voulu mobiliser la grammaire vidéo-ludique pour démultiplier la valeur narrative et émotionnelle de l’œuvre. Un défi créatif devenu une obsession collective à l’heure où les arts se télescopent et où la réalité virtuelle imposent de nouvelles règles de narration.

Les jeux narratifs : le gameplay réduit au silence ?

Que ce soit dans Morphosis ou Sens VR, l’interaction avec l’utilisateur est indispensable pour ne pas dire essentielle. Lorsque c’est au joueur d’agir, l’histoire se suspend et laisse place au libre-arbitre. Au joueur de faire le pas en avant qui permettra d’accéder à la suite de l’histoire.

Dans Morphosis, vous interagissez avec vos doigts avec des « tap » (toucher l’écran) et des « swipe » (glisser le doigt sur l’écran). Sans votre intervention active à trois reprises dans chaque chapitre, l’expérience n’avance pas. Par vos interactions, vous influencez la tournure des événements et, de ce fait, l’évolution de l’environnement décrite dans le jeu.

Avec Sens VR, l’interactivité est nécessairement différente et tout se fait au regard (« look-and-stare »). Vous regardez fixement un point de l’univers visuel virtuel pour pouvoir déclencher une action, faire votre choix. Lorsque vous êtes plongés dans un casque de réalité virtuelle, et en l’absence de manettes de jeu, vos yeux sont vos seuls outils interactifs (pour l’instant). De ce fait, en portant le regard sur l’horizon ou sur tel élément de décor (ou non ! à vous de chercher…), vous progressez dans le récit hautement poétique de Sens en essayant de résoudre l’énigme étrange que cet univers tout en flèches constitue. L’aventure de Sens ne se fait pas sans quelques interrogations existentielles…

Toutefois, les limites de ces interactions sont très vite atteintes pour une certaine catégorie de joueurs à qui il ne convient pas d’interagir de façon si minimaliste. Car s’il y a bien une chose que les joueurs dits « hardcore » réclament c’est la sophistication du fameux gameplay, la mécanique qui mobilise la dextérité, les réflexes et l’intellect du joueur pour le plonger dans un état d’immersion et de concentrations maximales dans l’univers ludique. Donc pour certains, ces gameplays doux ne sont pas du « vrai jeu ». Mais compare-t-on vraiment deux choses comparables ?

Morphosis expérimente un nouveau format narratif et prend le risque de faire tomber les barrières entre jeu vidéo, documentation et animation. Le rythme de mise en scène, alternant entre scènes documentaires illustrées et séquences ludiques se prêtent selon nous parfaitement au propos. Mais en effet, il n y a pas de grands enjeux ou de réelle complexité dans l’interaction proposée : il n’est pas bien difficile de trouver la solution des mini-jeux et, que l’on y parvienne ou pas, l’histoire progressera toujours dans la même direction.

Pierre Cattan : Ce que nous avons créé, c’est un jeu documentaire, quelque chose qui utilise le vocabulaire du jeu vidéo, à ceci près que le gameplay est une modalité de la narration tandis que dans les jeux vidéos classiques, c’est la narration qui est davantage une modalité du gameplay.
Dans Morphosis, nous faisons évoluer le temps sur une carte, et donc nous voyons le territoire se mettre en forme et se mettre en place. Dans les 18 épisodes, une histoire est racontée sur un mode de storytelling plutôt classique, un peu comme un film d’animation. Et à trois reprises, l’utilisateur doit interagir avec le contenu pour faire progresser la narration.

C’est donc du gameplay, sauf qu’il y a aucune difficulté majeure. L’expérience est pensée pour être fluide, c’est-à-dire que le jeu n’est pas pensé comme une interruption du récit mais davantage comme un accompagnement.

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Morphosis (2015)

Peut-on pour autant lui reprocher d’être dans un degré zéro du jeu vidéo ? Morphosis nie-t-il le rôle du joueur en rendant son impact sur l’histoire quasi-inexistant ?

Cela est hautement discutable si l’on considère que le débat est peut-être mal identifié : qui a dit que le jeu consistait systématiquement à influer sur l’histoire ? N’est-il pas aussi un objet émotionnel ? En ce sens, Morphosis réussit son pari ludique puisque les jeux nous apportent un certain sentiment de satisfaction et nous assurent une meilleure compréhension de la problématique exposée.

Pierre Cattan : Notre but a été de créer implicitement les règles d’un jeu d’observation qui consiste à faire avancer le temps sur la carte, puis faire un épisode, revenir à la carte et commencer à comprendre ce qui y a changé entre temps. A comprendre, de ce fait, comment notre territoire a évolué [depuis 20 000 ans].

Morphosis est donc un jeu qui développe, non pas simplement un gameplay, mais un gameplay narratif, qui met davantage l’accent sur la connexion émotionnelle entre une histoire et un joueur que sur la jouabilité et la lucidité pure.

Dans le monde du jeu vidéo, la remise en cause récurrente de la compatibilité entre gameplay et narration fait maronner un autre type de joueurs dits « casual », qui apprécie la facilité et le minimalisme des interactions. Avec au cœur des débats, les séquences appelées QTE (pour Quick Time Event). Dans ces passages, le joueur doit appuyer sur certains boutons, parfois dans une séquence spécifique et le plus souvent dans un temps limité. Aucune stratégie ou réflexion n’est ici requise ; simple question de rapidité et de réflexe. Les QTE sont adoptées de plus en plus par le cinéma interactif, autrement dit les « jeux narratifs » dont se sont emparés des studios comme Quantic Dream (avec ses best-sellers Beyond Two Souls et Heavy Rain) ou Telltale Games (connu pour ses adaptations ludiques de franchises comme The Walking Dead ou Game of Thrones).

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Heavy Rain (2010)

Dans certains opus, le gameplay se repense et devient plus subtil pour faire place à une mise en valeur exacerbée de l’histoire. Les jeux vidéos ne s’adressent plus seulement à un public de hardcore gamers mais se démocratisent et s’ouvrent désormais à un public plus large. De ce fait, il change de ton, de formats et d’univers et il devient un terrain de jeux aux multiples possibilités d’expressions narratives.

Dans des œuvres aux histoires complexes qui proposent généralement de nombreux embranchements, Jeu d’Influences, Life is Strange ou encore Lifeline, le public participe entièrement au déroulé de la narration en interagissant avec les personnages, ils peuvent modifier la fin de l’histoire par les différents choix qu’ils feront tout au long de leur expérience. Ces procédés de narrations sont exploités par le monde du jeu vidéo, inspiré par le cinéma, et sont aujourd’hui repris dans le monde des nouvelles écritures et du transmédia. Le gameplay y est soutenu par une histoire suffisamment fluide et immersive pour plonger le joueur dans une expérience davantage centrée sur les émotions et l’empathie.

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Life is Strange (2015)

Assurément, le jeu vidéo n’a pas eu besoin d’histoires pour exister auparavant. Mais l’application des codes du jeu vidéo dans des expériences narratives participe en retour à sa mutation vers quelque chose de plus complexe, où narration et gameplay viennent s’associer et se transcender. C’est alors tout un monde de créateurs qui sort de sa zone de confort pour venir expérimenter, tester et s’amuser (il faut bien de temps en temps !) autour de créations hybrides.

Pierre Cattan : La qualité d’un projet comme Morphosis, c’est une équipe de professionnels avec quinze ans d’expérience qui font un pas de côté par rapport à leur métier d’origine, qui s’intéressent aux disciplines voisines du code, de l’interaction ou de l’animation. Qui essaient de comprendre et qui passent leur temps à se découvrir et à comprendre comment fonctionne l’autre. Dans Morphosis, il y a aussi toute cette histoire humaine et toute cette aventure qui est très forte, très belle, et très fertile.

Même si le mécanisme premier du jeu vidéo est bel et bien le gameplay, il s’avère tout aussi apte que les autres médias à raconter une histoire. Car les composantes d’une histoire sont partout dans un jeu : dans l’expression des visages de nos personnages, dans leurs gestuelles, leurs allures, dans les couleurs et les textures… Sans oublier que le joueur fera toujours fonctionner son imaginaire pour créer une histoire même là où les éléments narratifs manqueront. Il serait presque nécessaire d’affirmer que le joueur participe dans tous les cas à la narration, qu’il en est presque le co-créateur, de par ses actions, ses prises de décisions, sa manière de faire et d’interpréter son environnement ludique.

Sous le gameplay, l’émotion…

Cette capacité d’interprétation et d’imagination du joueur, dont nous parlions à l’instant, sera grandement mise à l’épreuve dans Sens VR. Cette aventure graphique est avant tout une expérience qui se joue avec (et de) vos sens. Ce jeu en réalité virtuelle a été adapté de la BD éponyme de Marc-Antoine Mathieu qui, comme à son habitude, nous offre dans son ouvrage un monde étrange, qui invite autant au voyage qu’à la perplexité.

La notion de choix et de libre-arbitre revient fréquemment dans le monde du jeu vidéo. Or dans la BD originelle, le personnage suit un chemin tout tracé, linéaire, qui semble plombé par le destin et l’absence de libre-arbitre. Le défi de l’adapter en jeu vidéo est donc fascinant, obligeant ses concepteurs à inventer des mécaniques de jeu qui échappent aux codes ludiques traditionnels. L’expérience Sens VR devient donc sensorielle et nous plonge dans un univers où nous observons, explorons et prenons plaisir à faire des choix simplement par le regard. Nous y déambulons dans un univers graphique en noir et blanc et tentons de retrouver notre chemin avec pour seules repères des flèches omniprésentes qui tentent de nous guider (ou de nous perdre, qui sait ?).

Sens VR (2016)

Sens VR (2016)

Armand Lemarchand : Dans Sens VR, nous essayons de suggérer du choix, mais sans trop en faire pour rester dans l’esprit de la BD. Il faut que le joueur ait tout de même le sentiment de pouvoir faire des choses dans ce monde et de ne pas seulement avancer sur un rail comme dans une vidéo 360°. […]

La BD de Marc-Antoine Mathieu, c’est un livre objet et c’est presque un jeu en tant que tel : le lecteur se demande ce qu’il parcourt et où il va. Nous essayons simplement de faire en sorte que le joueur se repose ces mêmes questions, sauf que puisque nous ne sommes pas sur le même support, nous n’utilisons pas les mêmes codes.

En osant d’autres gameplays, les créateurs peuvent susciter chez nous d’autres types d’émotions. Là où les jeux reposant sur la dextérité nous gratifient d’un sentiment d’accomplissement, provoquent chez nous la tension, la peur ou des décharges d’adrénaline, les jeux narratifs recherchent des émotions plus complexes, comme l’empathie, la peine, l’émerveillement, la remise en cause, voire le bonheur.

Des émotions plus complexes — donc plus longues à mettre en place — mais sources d’un renouvellement puissant des possibilités offertes par des expériences de jeu.

Aujourd’hui, le jeu vient enrichir des expériences artistiques auparavant « passives » pour leur donner un second souffle, leur permettre d’immerger plus facilement leur public dans leurs histoires. Mais cette relation entre le jeu et les autres arts n’est pas à sens unique et le monde ludique a énormément à apprendre du documentaire et de la fiction, qui excellent depuis bien longtemps à faire affleurer des émotions riches et variées.

Benjamin Hoguet et Manon Chauvin
Article originellement publié sur le blog du Sunny Side of the Doc.

3 comments

  1. Comment by openyoureye

    openyoureye 24/05/2016 at 08:33

    Bonjour,
    Comment pouvez vous affirmer d’aussi grosse bètise en parlant  » D’expérience artistique passive » Voilà bien là les mots d’une personne qui n’a jamais rien ressentie ou bien les écrits d’une personne qui ne fait que du copier-coller!
    C’est vous qui êtes passif en écrivant ces mots comme quelque chose de fataliste… ce que vous faite c’est du remplissage de page et je n’en peux plus d’entendre ce genre d’absurdité qui ne veulent rien dire… retournez à l’école, changez de métier et ouvrez votre ésprit avant de croire que vous avez le droit de raconter des connerie sur la toile..;
    autre citation.. « le cinéma continue d’étendre ses univers narratifs dans la sphère ludique » que du blabla ca ne veut rien dire de concret.
    Et en plus ous prétendez écrire des livres….MMMOoouuuuuuhhhhhaaaaaaaahahahahahahahahahahahahahahahahahahahahahahahahahahahahaha………….

    • Comment by Benjamin Hoguet

      Benjamin Hoguet 24/05/2016 at 09:21

      Bonjour,

      Merci pour votre commentaire.

      Par « expérience passive », je désigne des expériences non-interactives, comme la télévision ou le cinéma par exemple. Passif ne veut pas dire dénué d’émotions bien au contraire! Rien de fataliste dans mon propos, je passe mon temps à dire qu’aucune forme d’art n’est meilleur qu’une autre et que toutes les formes de créations survivront largement à l’arrivée du numérique et y trouveront même de nouveaux terrains d’expression. Je suis vraiment le dernier des fatalistes face à la culture 🙂

      Et je suis bien d’accord avec vous, on peut ressentir beaucoup de choses devant toute forme d’art, que ce soit du cinéma, de la télé, un livre ou un jeu!

      Après pour ce qui est de la phrase « le cinéma continue d’étendre ses univers narratifs dans la sphère ludique », je suis d’accord, elle est un peu spécieuse 🙂 Je faisais simplement référence au fait que de nombreuses franchises audiovisuelles développent des jeux videos pour étendre leur « marque » et proposer d’autres expériences à leur fans.

      Voilà j’espère que ces précisions vous seront utiles. Merci d’avoir pris le temps de m’écrire pour me faire part de vos remarques.

  2. Comment by Charles

    Charles 04/11/2016 at 10:30

    Bonjour Benjamin,

    Excellent article, merci !

    J’aimerais vous proposer une autre ouverture à la fin : votre panthéon me laisse apercevoir que vous seriez passé à côté d’Undertale, et du questionnement qu’il a soulevé.
    C’est votre phrase « (…)les jeux reposant sur la dextérité nous gratifient d’un sentiment d’accomplissement, provoquent chez nous la tension, la peur ou des décharges d’adrénaline, les jeux narratifs recherchent des émotions plus complexes(…) » qui m’interpelle particulièrement.

    Je suis tout à fait d’accord, il y a des jeux dont la conception est pilotée par la narration, et ces jeux cherchent à faire ressentir des choses généralement plus subtiles que de nombreux autres jeux. On pourrait grossièrement faire l’opposition entre les partisans de l’histoire en premier d’un côté, et ceux du gameplay fun de l’autre. On arguerait qu’un Tetris ou un Bomberman, bien qu’ayant un gameplay extrêmement gratifiant, n’expriment pas grand chose et peineraient à faire ressentir quelque chose de fort au joueur.

    Mais pourtant, il y a Undertale. Et si son côté jeu de rôle a toujours été un genre propice à l’expression d’une narration bien ficelée, ce n’est pas là qu’il surprend. Là où Toby Fox, le jeune créateur du jeu, est fort, c’est lorsqu’il récupère les codes et la grammaire des shoot’em-up, et plus précisément des manic shooters, un genre typiquement axé sur la tension et la récompense des réflexes du joueur, et qu’il se sert de ces mécanismes pour raconter la fierté teintée d’inquiétude d’un parent pour son enfant qui quitte le nid.

    Je pense que ce jeu-là, parmi de nombreux autres produits narratologistes (Thomas was alone, Inside, etc.), illustre la nécessité de ne pas forcément opposer les gameplays particulièrement ludiques et ceux soi-disant plus narratifs. Je pense qu’il faut réfléchir à l’esthétique de certaines règles de jeu, à ce qu’elles évoquent, à ce qu’elles permettent d’exprimer au delà de leur usage.

    Un puzzle de type Sokoban, classiquement pousser des caisses à des emplacements, est un puzzle lent et rébarbatif qui va totalement casser le rythme de la narration d’une scène d’action, mais qui a souvent été utilisé pour illustrer le côté oppressant d’un travail d’entreprise ou d’un régime totalitaire. Des jeux de guidage d’un couple de personnages dans un labyrinthe ont été utilisés uniquement pour leur challenge ludique dans des jeux comme l’Odyssée d’Abe, mais aussi pour leur charge émotionnelle dans Ico ou The Last of Us.

    Avec un peu de génie, si un Toby Fox a su exprimer les émotions d’un personnage en se servant des motifs de projectiles issus d’un manic shooter, il me semble qu’on peut tout de même utiliser des gameplay « funs » et qui challengent le joueur pour parler de sujets profonds ou émotionnellement chargés.

    En exploitant des gameplay traditionnellement plus ludiques que narratifs, des documentaires, des formations ou d’autres médias lourds d’information s’offrent une chance d’accrocher plus longtemps leur audience, parfois au-delà du temps initial qu’elle pensait investir. Mais je ne vous apprends rien, puisque tout votre travail porte justement sur la narration interactive.

    Je me dis juste que, quitte à envisager une gamification de la narration, fût-elle journalistique ou non, ne peut-on pas envisager d’utiliser des mécanismes de gamification qui proposent un réel challenge au lecteur ? Il me semble que dès lors qu’on cherche à opposer mécanismes ludiques et mécanismes narratifs, on établit ce constat défaitiste : « mon jeu va parler d’un sujet sérieux et doit avoir une excellente narration, il ne sera donc ni amusant ni même intéressant ».

    TLDR : je ne pense pas qu’il existe une réelle opposition entre mécanismes plus ludiques et mécanismes plus narratifs, et un conteur talentueux peut discourir de sujets profonds en utilisant des mécaniques inattendues.

    Qu’en pensez-vous ?
    J’ai adoré lire votre critique éclairée, et je suis très curieux de voir comment ce point vous fera réagir.

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