En publiant lundi dernier un article sur les Distractions et les écritures interactives, je ne me doutais pas que le plus intéressant allait être la discussion qui s’en est suivie. Les retours de Julien Goetz et Florent Maurin, notamment, ont permis de réaffirmer que le premier rempart à la distraction du public est la qualité de l’histoire mais ont aussi fait germer de nouvelles idées et parmi les plus notables: la distinction – que j’ai omis d’opérer dans ce premier article – entre les distractions involontaires et distractions volontaires, entre celles qui perturbent le récit et celles que l’on orchestre pour le servir. La distinction entre distractions inutiles, qui faut à tout prix gommer, et les distractions utiles, que l’on peut essayer de canaliser, d’exploiter, de sublimer.
La constante distraction
C’est un postulat qui n’est pas forcément partagé par tous mais je crois fondamentalement que l’inattention naturelle du spectateur d’une oeuvre interactive est une constante qu’il ne faut pas nier. Si la capacité d’un auteur à nous plonger dans un récit brillamment articulé semble sans limite, il ne faut pas non plus se bercer d’illusions quand à la place du récepteur de son histoire. Tout récit rentre aujourd’hui en concurrence avec l’ensemble de la production culturelle – et « inculturelle » – disponible sur les Internets, à la télévision, dans les livres, les appareils mobiles mais également contre le manque de temps chronique de l’homo-modernus surbooké, contre le boss qui surgit dans le dos de l’utilisateur, le contraignant à délaisser jusqu’au soir l’exploration de l’oeuvre interactive, etc etc.
Un bel éclairage sur cette notion de compétition pour l’attention du public a été porté par le superbe site Quartz d’après le cas Netflix. Netflix a d’abord considéré ses concurrents comme étant principalement Hulu, Amazon et HBO. Puis progressivement, ce sont toutes les formes d’entertainment qui sont devenues des dangers potentiels.
Pour s’octroyer une part du temps et des dépenses du public, nous sommes en concurrence très élargie avec les médias linéaires, les DVD, les médias web, les jeux vidéos, la navigation sur Internet, les magazines, le piratage vidéo et bien plus encore. Dans les prochaines années, toutes ces formes de divertissement vont progresser. Les consommateurs choisiront parmi des multiples options.
Une fois admise et intégrée cette réalité, nous pouvons passer aux choses sérieuses: comment se servir de la propension à la distraction comme une composante de l’oeuvre transmedia?
S’occuper des 1%
Le transmedia est encore souvent perçu comme une chance de capter différentes audiences dont certaines regardent plutôt la télévision, d’autres sont plutôt mobiles… en opérant généralement une distinction de générations. Ainsi la croyance selon laquelle l’interactivité et la technologie peuvent donner seules une cure de jouvence à un contenu et une ligne éditoriale en décalage avec le public ciblé reste très vivace.
Je pense au contraire que le transmedia est plus riche lorsqu’il est considéré comme une opportunité donnée au public le plus curieux, aux fans les plus enthousiastes, de poursuivre une expérience qu’ils ne veulent pas voir se terminer: les fameux 1% d’utilisateurs qui seront véritablement actifs, contributeurs, propagateurs, évangélistes de l’oeuvre.
Atteindre de nouveaux publics doit rester principalement le rôle de la communication, du community management. Les histoires transmedia y participeront c’est évidemment mais elles seront d’autant plus attachantes, captivantes et immersives qu’elles ne respirent pas la com’, qu’elles s’adressent au récepteur avec la connivence de ceux qui partagent un univers, un imaginaire et des références communs. Preuve s’il en est, Henry Jenkins, père fondateur du concept de transmedia, a fait de la fan culture son principal champ d’étude et l’identifie comme un des principal moteur de l’engagement et de l’immersion dans les oeuvres transmedia.
Et pourtant, même en évitant les distractions inutiles et en créant un univers riche à destination des 1%, les fans les plus assidus seront forcément distraits à un moment. Alors pourquoi ne pas jouer avec cette propension? Bien sûr, il y a les méthodes évidentes de diversification à la source même du principe du transmedia, celles que l’on promeut ouvertement comme une application mobile compagnon, une BD dérivée, un jeu vidéo franchisé, une exposition, un ARG, etc.
Je ne souhaite pas dans cet article dresser une typologie de toutes les déclinaisons possibles d’une oeuvre mais bien de donner des pistes de réflexion pour proposer des contenus de manière subtile, discrète, presque cachée, détournée. Des contenus qui auront une forte valeur, presqu’affective, pour ceux qui y accèdent au gré de leur distraction.
Semer des graines…
Que les Internets aient modifié en profondeur nos comportement face aux contenus créatifs est un doux euphémisme. Et je pense que le plus fondamental a été la réalisation que chaque once de curiosité pouvait être immédiatement satisfaite. D’où l’inévitable distraction lorsque l’on traîne sur la page Wikipedia de House of Cards tout en regardant la série… Ces nouveaux réflexes impliquent l’émergence d’une toute nouvelle gamme de stimuli dont les auteurs d’oeuvres interactives peuvent tirer partie.
Très classiquement et sans finesse recherchée, l’affichage de hashtags tout au long d’une série TV, d’une émission ou même d’un clip vidéo est un stimulus clair nous appelant à utiliser le smartphone que l’on a probablement déjà dans la main pour dire au monde quel contenu l’on regarde – ce qui agira pour notre réseau comme une caution, une recommandation plus ou moins explicite dudit contenu. Indispensable en terme de communication mais ça n’est pas de l’écriture.
Beaucoup plus intéressants sont selon moi les stimuli qui ne s’imposent pas, qui ne portent pas d’injonction, qui restent discrets. Les pistes laissées par l’auteur ou la production dont on se félicitera en tant qu’utilisateur d’avoir suivi. Des graines presque imperceptibles qui laissent croître un univers où la relation avec les utilisateurs est basée sur la complicité et le partage de codes et d’un langage communs.
L’exemple m’ayant le plus marqué est pourtant simple et assez « vieux »: dans la sublime et hilarante série Arrested Development, Oscar, le jumeau du père de la famille Bluth, est emprisonné par mégarde à la place de son frère. Personne ne croyant son histoire – notamment en raison de sa calvitie foudroyante provoquée par le stress de l’incarcération qui le rendait identique à son frère chauve – Oscar lance un site web d’appel à l’aide intitulé I’m Oscar Dot Com. Nous étions en 2005, je n’avais pas encore 20 balais, et j’ai tapé l’URL par curiosité dans Altavista (non je déconne…) pour découvrir que le site existait vraiment!
Voilà donc pourquoi cet exemple a été le premier à me revenir en tête à l’écriture de cet article: parce que j’ai suivi par instinct une piste lancée discrètement par les auteurs et que je me suis senti comme partie prenante d’un petit délire des créateurs, d’une surprise concoctée pour les 1% du public qui comme moi, auront réagit au stimulus.
La série étant friante de running gag que l’on retrouve sur l’ensemble des 4 saisons, l’idée du vrai-faux site est revenue lors du procès de Saddam Hussein, où le condamné jurait être un sosie du dictateur et que l’on pouvait reconnaître le vrai Saddam à sa cicatrice sur le visage. Le vrai-faux site web était alors devenu I’m No Scar Dot Com (scar = cicatrice). Simple et génialement drôle.
Ces extensions délicates du monde narratif sont valorisantes pour l’utilisateur enthousiasmé d’avoir trouvé une pépite et de la partager avec son réseau mais aussi pour le producteur du contenu qui peut ainsi identifier quels sont les potentiels fans hardcore du projet.
Et pour peu que ces pistes soit présentes de manière récurrente, c’est un jeu de piste auquel les plus passionés pourront s’adonner, jusqu’à parfois en faire une sorte de compétition. Ainsi le code caché derrière les glyphes de la série Fringe aura longtemps entretenu les spéculations des fans avant d’être enfin percé. Un schéma narratif similaire s’est aussi retrouvé pour le lancement de la saison 3 d’Hero Corp où des contenus additionnels pouvaient être débloqués durant plusieurs semaines en chassant des codes secrets disséminés sur différents sites comme AlloCiné, Le Mouv et The Rabbit Hole.
Dans le cas de I’m Oscar Dot Com, c’est la production qui a exploité la piste et a proposé au public le fameux site. Mais il peut aussi être intéressant de semer des graines sans toutefois les cultiver soi-même (ou sans les cultiver immédiatement).
Un projet qui rencontre son public verra nécessairement émerger des contenus générés par les utilisateurs – posts de blog, fan art, parodie, fan fiction… – alors pourquoi ne pas imaginer lors de l’écriture d’ouvrir certaines portes? Cela est certes un peu retors mais ne doit pas être perçu comme une contrainte ou une orientation de la créativité des fans, mais comme une opportunité de les voir exploiter une idée que l’on ne pourra pas développer soi-même, par manque de temps, de moyens ou de motivation.
Sur le sujet, la réflexion de Jeff Gomez concernant l’univers de Star Wars, franchise transmedia avant l’heure, fait mouche : dans le premier film de 1977 Georges Lucas aurait pu faire dire à Obi-Wan « j’ai combattu avec ton père pendant la guerre ». Pourtant Obi-Wan dit plutôt « j’ai combattu avec ton père pendant la guerre des clones ». Une référence jamais exploitée dans la première trilogie mais qui sous-tendra de nombreuses fan-fictions et bien sûr la seconde trilogie du début du siècle.
Ces exemples parmi des dizaines traduisent un changement de paradigme fort qui peut placer la distraction au coeur d’une nouvelle écriture faite d’indices visuels et narratifs discrètement disséminés tout au long de l’oeuvre. Comme un nouveau langage, une communication non verbale entre le créateur et son public qui offre la possibilité d’une relation durable et plus forte que la somme des distractions subies par les utilisateurs.
Permettre le retour
Si jouer avec la distraction peut produire des résultats positifs et surprenants, elle suppose toujours un risque de non-retour, d’abandon total de l’utilisateur aux affres de la procrastination et de l’errance sur les Internets. Que l’utilisateur ait quitté l’expérience à cause de mauvaises distractions – faille narrative, problème d’ergonomie, bug technique, manqué de communication – ou de distractions sciemment orchestrées, les conditions de son retour doivent être anticipées au risque de provoquer un nouveau départ, définitif celui-là.
En étant persuadé d’en oublier, j’ai relevé plusieurs méthodes qui me paraissent viables, voire même souhaitables.
Développer l’histoire sur des supports favorisant le retour
Central dans l’ensemble de la production transmedia, le contenu pour les navigateurs web ou mobiles est paradoxalement celui qui dilue le plus l’attention et sur lequel le retour est le plus compliqué. Certes l’historique de son navigateur, les favoris ou les services de bookmarking permettent de garder une meilleure trace de son expérience passée. Mais nous sommes bien loin de la facilité avec laquelle on replonge dans l’oeuvre lorsqu’il s’agit d’une application mobile – toujours accessible sur son smartphone en une touche – d’un jeu vidéo – qui sauvegarde notre progression – ou même d’un livre – pour peu que l’on utilise cet objet high-tech qu’est le marque-page.
Il ne s’agit pas de prôner l’abandon du navigateur, indispensable parmi les indispensables, mais d’envisager fortement de ces autres supports, qui facilitent la ré-immersion de l’utilisateur dans l’expérience.
Garder la mémoire
Quoi de plus horripilant et de plus décourageant que de reprendre le fil d’un webdocumentaire et de devoir recommencer son parcours? Offrir cette mémoire peut se faire relativement simplement via l’utilisation de comptes utilisateurs – en utilisant un Facebook ou un Twitter connect par exemple – ou de cookies – plus rapides à mettre en place mais où l’on perd la synchronisation sur plusieurs supports de diffusion car ils ne valent que sur une machine donnée.
Hollow, le superbe documentaire intactif de Elaine McMillion m’a surpris en me replongeant directement dans le chapitre que j’avais quitté alors que je m’attendais à devoir scroller frénétiquement à travers la première moitié du webdoc. De même les contributeurs de la plateforme autour de la série About:Kate ont tous ouvert un compte utilisateur qui garde en mémoire leurs posts et commentaires.
Envisager les diffusions fractionnées
Si cela n’est pas du tout adapté pour certaines oeuvres, d’autres peuvent faire le pari de sortir chapitre par chapitre, édition par édition, épisode par épisode. Si elle est beaucoup plus exigeante en terme de community management et de communication – il faut pouvoir tenir le rythme de longues semaines à essayer de garder la communauté attentive – cette stratégie peut favoriser le retour des utilisateurs distraits en multipliant les fenêtres de communication – si bien sûr ils sont incités à suivre le projet sur les réseaux sociaux ou si leurs coordonnées sont récoltés pendant l’expérience…
C’est donc une logique de fidélisation qui est ainsi promue mais encore une fois, il faut avoir de solides reins en termes de community management pour ne pas s’en mordre les doigts et se retrouver avec un premier épisode fortement consulté et les suivants qui connaissent un inexorable essoufflement de l’audience.
Work in progress…
Toutes ces réflexions sont bien sûr soumises à votre propre subjectivité puisqu’elles sont issues de la mienne. Je pense que certains n’apprécieront pas forcément l’idée d’organiser la distraction hors de l’oeuvre, de prendre un tel risque pour essayer de bâtir une relation qui pourrait bien ne jamais émerger. Car cette vision pose une question importante : est-ce bien raisonnable de travailler si dur et de consacrer autant de moyens pour une si petite fraction du public en se basant sur des mécaniques aussi fluctuante que la distraction et l’affectation pour une oeuvre?
Avez-vous d’autres pistes à explorer? Ou peut-être êtes-vous déjà partis loin, bande de distraits?