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À chaque forme d’art son graal, son objectif constant et indispensable pour pouvoir considérer une oeuvre comme un succès, comme ayant rempli son rôle dans la société. Dans le monde de la création interactive, il existe une mesure qui sursoie à toutes les autres : l’engagement.

Un terme valise pour une notion qui embrasse de nombreux cas de figure. Pour bien la comprendre, impossible de faire l’impasse sur la question de la nature de l’interactivité. En effet les centaines, les milliers d’oeuvres interactives qui s’épanouissent sur les Internets ne proposent pas toutes au public la même façon d’interagir, de s’engager et d’intervenir dans le récit.

L’engagement est l’investissement de l’internaute au-delà de sa posture de simple spectateur. Cela signifie que les oeuvres interactives offrent un mode d’action particulier à leur audience. Aux internautes, ensuite, de donner du sens au récit selon leur posture.

Il y a les oeuvres qui nous offrent un contenu à explorer, dans lesquelles nous naviguons à travers une interface qui fait écho à l’histoire racontée. ll y a celles qui nous appellent à débattre, tirant parti de la dimension sociale et communautaire du web. Il y a les oeuvres participatives et collaboratives qui nous proposent de créer une partie du récit, considérant que la relation entre auteur et public n’a pas à être systématiquement descendante : le public devient co-créateur du projet. Et bien entendu il y a les créations ludiques, qui nous permettent d’incarner un personnage et de décider pour lui la direction dans laquelle l’histoire doit évoluer.

L’interactivité est donc une notion versatile et le public peut se retrouver alternativement dans l’une de ses quatre postures :

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Il semble alors assez évident que pousser l’utilisateur à “consommer” une oeuvre à travers une interface — en le mettant dans une posture d’explorateur — s’avère moins exigeant que de l’amener à débattre ou, a fortiori, à créer du contenu. Moins exigeant, moins engageant que les formes plus ouvertes de participations.

L’engagement est donc la recherche de la juste réaction du public face à une oeuvre interactive. Cette recherche sera plus ou moins aisée en fonction du niveau d’exigence requis et demandera donc plus ou moins d’effort de communication et d’implication des créateurs pendant la diffusion de l’oeuvre. Pour schématiser :

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Pour pousser plus loin cette réflexion, nous avons choisi de nous appuyer sur deux des sept projets que nous avons étudiés pour l’écriture de notre prochain livre : Datagueule et Do Not Track. Pour ceux qui n’ont pas encore eu la chance et le plaisir de voir ces créations, laissez-nous vous les présenter.

Datagueule : nouer une relation à long terme avec son public

Datagueule est un programme court hebdomadaire de datajournalisme lancé en 2013 et disponible sur YouTube et sur la plateforme de France Télévisions baptisée IRL. Cette dernière accueille des contenus pensés pour le web et traitant du réel, par opposition à l’autre plateforme du groupe public diffusant des programmes de fiction : Studio 4.

En quelques minutes, chaque vidéo de Datagueule — plus d’une cinquantaine ont été produites à ce jour — utilise des données animées pour décrypter un fait de société, une réalité qui dérange ou qui s’avère méconnue.

Julien Goetz : Dans chaque épisode, nous essayons d’identifier un mécanisme du monde dans lequel nous vivons qui nous semble un peu grippé, un peu biaisé, un peu problématique et de le déconstruire pour comprendre pourquoi et comment nous en sommes arrivés là.

C’est vraiment le postulat de base de Datagueule : identifier un problème et essayer de comprendre pourquoi, quels sont les mécanismes qui nous ont conduit à une telle situation.

Le programme se décrit de la façon suivante : « Datagueule s’amuse à poser des jalons, des petits cailloux, comme un petit Poucet perdu dans la forêt, mais un petit Poucet punk ». La démarche est donc profondément journalistique mais le résultat final détonne, innove et suscite un très fort intérêt par sa réalisation soignée et dynamique. Les créateurs de Datagueule ne s’interdisent aucun sujet, passant de la théorie du complot à l’économie du cannabis. Pour l’exemple, voici un de nos favoris, traitant de la biodiversité :

La cohérence de l’oeuvre ne passe pas par un thème unique mais bien par la démarche journalistique qui la sous-tend. Une démarche notamment portée par Julien Goetz (auteur, qui assure aussi la voix-off) et Sylvain Lapoix (journaliste et « Monsieur données » du programme) :

Sylvain Lapoix : Je suis très sceptique concernant le « renouvellement des médias ». Je pense que nous utilisons simplement de nouveaux outils avec des intentions extrêmement similaires. Le plus beau compliment que l’on nous fait, c’est que nous nous inscrivons dans une démarche de service public – mission qui n’est pas toujours une préoccupation du service public lui même.

Notre format relève de l’éducation populaire puisqu’il est accessible aux « non comprenants », (et je ne dis pas cela de manière péjorative). […] Avec Datagueule, je me trouve une mission d’information et une mission de transparence.

Quand on est journaliste, on peut avoir deux soucis : soit sauver le journalisme, la mission d’informer, soit sauver le média, c’est à dire le canal. Et moi, le canal, je m’en fiche.

C’est dans cette démarche qu’une importante communauté se retrouve. La chaine YouTube de Datagueule rassemble près de 200 000 abonnés en février 2016 et chaque vidéo affiche au minimum 100 000 vues. Un beau succès d’audience dont les chiffres pourraient être un peu vides de sens si ce public n’était pas également extrêmement actif et réactif au message de chaque épisode.

La force de Datagueule c’est donc l’engagement social suscité chez les spectateurs et pour le mesurer il suffit de jeter un coup d’oeil aux commentaires sous chaque vidéo hébergée sur YouTube : plusieurs centaines voire des milliers chaque semaine.

Des vidéos virales, les Internets en débordent. Le plus souvent elles reposent sur un chat, un bébé ou un pathos exacerbé et bien souvent racoleur. Mais des vidéos qui suscitent un vrai débat, de vrais échanges de fond sont bien plus rares. C’est en ce sens que Datagueule occupe une place toute particulière, et importante, dans notre patrimoine numérique. Datagueule casse les préjugés et nous met face aux (dures) réalités et débordements de ce monde. Et forcément le public n’en sort pas sans quelques séquelles : entre prise de conscience, révoltes et ébranlements, les discours se confrontent aux données. La ligne éditoriale reste toujours la même : riche et radicale, simplifiant en quelques minutes la complexité de notre monde, suscitant par milliers des réactions et des débats. Le public cherche des solutions, s’interroge, conteste et affute son esprit critique.

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Bien entendu, tous les commentaires ne sont pas qualitatifs, les Internets sont un espace pour le moins bigarré où les personnes de bonnes intentions côtoient des trolls plus ou moins constructifs. Mais voilà le jeu auquel doit prendre part une oeuvre qui cherche à alimenter le débat. La censure serait inefficace et Datagueule laisse donc la responsabilité des échanges à la communauté :

Sylvain Lapoix : L’ambition de Datagueule est d’interroger notre monde et de partager des questionnements. Si les gens discutent, c’est que ces questionnements circulent ! Twitter et Facebook restent assez marginaux en terme de commentaires, c’est surtout sur Youtube que cela se passe.

Nous n’intervenons dans les commentaires qu’en cas de questions très factuelles, sur les données, ou lorsque que l’on nous fait remonter des coquilles, des erreurs, des choses que l’on peut modifier.
Nos interventions restent donc assez rares. Il est assez jouissif de laisser les discussions se faire.

Même en cas de contestations, de remise en causes de notre interprétation d’une donnée, nous ne venons jamais nous justifier. Très souvent, d’autres personnes viennent répondre à notre place et le débat se crée. Il y a une appropriation par la communauté de l’échange autour d’un sujet et cette dynamique est beaucoup plus valorisante.

Nous retrouvons ici l’un des principes fondateurs de la création interactive : apprendre à partager avec le public le contrôle sur l’oeuvre. Avec Datagueule, Julien et Sylvain gardent le contrôle sur le contenu des vidéos, ils décident avec l’équipe quels seront leurs prochains sujets et comment ils seront traités. Mais ils ne s’agrippent pas à ce contrôle une fois la vidéo de la semaine diffusée et ne se placent pas dans une posture de confiscation du débat public.

La distribution « virale » du contenu induit une forme de lâcher prise pour ses auteurs. Ils perdent le contrôle de la circulation et de l’appropriation du contenu par le public mais y gagnent en engagement et en conversation autour du sujet. Sans en être forcément conscients, les internautes, de par leur engagement et leur participation, sont complices de la création du sens des différents épisodes. Sans réactions et commentaires, que serait l’impact de Datagueule ?

Une dynamique qui s’est aussi vérifiée lors d’une projection publique d’épisodes en pleine place de la République, en novembre 2015, pour les bienfaits du tournage d’un documentaire Datagueule « spécial COP21 » diffusé à l’antenne de France Télévisions.

Julien Goetz : Le happening place de la République organisé pour le tournage du documentaire était un moment incroyable. C’était une journée pendant laquelle nous avions un écran géant qui diffusait en boucle trois séquences du documentaire. Après, nous laissions juste la discussion se faire.

Ce moment là, c’était le prolongement, l’incarnation des discussions sur Youtube dans un lieu physique. Nous sommes tous sortis sidérés de cette journée, sidérés par la qualité des échanges. Nous tenions un propos social et politique, sans être partisan, qui questionne les citoyens au milieu de la cité. C’était fou, j’en ai encore des frissons !

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Parmi les oeuvres nouveaux médias, Datagueule est loin d’être la plus exigeante à « consommer » : pour l’utilisateur lambda, elle propose simplement de regarder une vidéo sur YouTube. Mais la vraie force interactive du programme est la possibilité d’une discussion libre, publique et nourrie par le contenu fouillé et documenté de chaque épisode.

Clairement, tous les « consommateurs » d’un épisode ne deviendront pas « commentateurs », certains n’en prendront pas le temps, ne se sentiront pas concernés ou pas légitimes pour prendre ainsi part aux échanges. Une vidéo récente sur notre consommation de viande recueille, au moment où nous écrivons cet article, plus de 250 000 vues, on compte environ 2100 réactions, soit presque un commentaire pour cent vues. Un ratio somme toute classique qui respecte une règle tacite du web communautaire : celle des 90 / 9 / 1.

90%, comme la proportion de personnes qui vont entrer en contact avec votre contenu et en faire une expérience a minima (ici, regarder tout ou partie d’une vidéo de Datagueule). 9% correspond à ceux qui vont interagir fortement avec votre oeuvre (ils vont regarder plusieurs vidéos, liker, éventuellement partager auprès de leur communauté). Et finalement, il reste 1% de véritables contributeurs, qui vont commenter, engager et alimenter le débat, rameuter leur communauté pour les impliquer à leur tour dans la démarche créative.

Cela peut sembler pessimiste, voire insuffisant pour justifier une telle démarche, mais loin s’en faut ! Ce constat nous pousse vertueusement à redéfinir la manière dont nous mesurons l’impact et le succès d’une oeuvre nouveaux médias : un reportage sur le cannabis au journal télévisé aura probablement une audience plus importante que l’épisode de Datagueule sur le même sujet, certes. Mais aura-t-il un impact suffisant pour pousser des centaines d’inconnus à réfléchir ensemble à cette question de société ? Rien n’est moins sûr.

Pourtant l’aspiration première du journal télévisé et de Datagueule est similaire : exercer le rôle fondamental du journalisme dans la société. Ce sont les moyens employés qui diffèrent grandement, ainsi que le positionnement et le niveau d’engagement du public face au contenu créé.

Julien Goetz : Si Datagueule s’arrête dans six numéros ce n’est pas si grave, nous continuerons à faire le même travail. Préserver le média c’est pas la priorité, ce qui doit survivre c’est la démarche [journalistique].

Sylvain Lapoix : Avec Datagueule, nous avons trouvé un format que nous cherchions depuis longtemps. Un format qui est finalement sans média : notre plateforme est Youtube et nos diffuseurs réels sont Twitter et Facebook. En revanche nos audiences — le public, les citoyens, les internautes — sont là et plus nombreuses que jamais. Nous avons cette chance et nous l’utilisons comme un trésor !

Faire Datagueule avec une moindre exigence, que se soit en termes de narration, de graphisme ou de journalisme serait impossible : si nous changeons de format, ce sera pour faire mieux, et toujours dans le sens de cette mission d’information.

Do Not Track : trouver un public international

Dans un monde numérique de convergence des moyens et des audiences, la frontière entre journalisme et documentaire, tous deux dévoués à exercer un point de vue particulier sur le réel, a tendance à se faire ténue. Si Datagueule se réclame du journalisme, Do Not Track s’établit quant à elle comme une oeuvre documentaire.

Leur propos et les moyens mis en oeuvre sont bien distincts mais comme nous allons le voir, leurs mécanismes d’engagement sont assez proches. Les deux oeuvres — bâties grâce aux données rendues disponibles sur le web — décryptent le monde dans lequel nous vivons et donnent au public la possibilité de réagir et de débattre en s’appuyant sur le contenu qu’il vient de voir.

Datagueule comme Do Not Track ne jugent pas mais leurs démarches sont extrêmement militantes : elles affirment la nécessité d’une transparence dans notre monde de données et donne un cadre volontaire à l’émergence d’un débat nourri par une information de qualité.

Do Not Track est une série documentaire en sept épisodes diffusés entre le 14 avril et le 15 juin 2015. Chaque épisode lève un peu plus le voile sur la réalité du business du tracking grâce auquel des sociétés collectent une importante masse d’informations sur nous, notre comportement, nos relations, nos préférences. Des données qui trouvent de nombreux et variés débouchés commerciaux et ce trafic, bien souvent réalisé sans une grande transparence, façonne et transforme la nature même des Internets.

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L’oeuvre étant une large coproduction internationale, elle est disponible en quatre langues (française, anglaise, allemande et québécoise), comme nous l’ont expliqué Margaux Missika et Gregory Trowbridge, producteurs chez Upian :

Gregory Trowbridge : Cette personnalisation par territoire se retrouvait par exemple dans le contenu du premier épisode, qui a été tourné dans quatre versions différentes. Dans la version française, le narrateur est Vincent Glad, en version anglaise Brett Gaylor, idem pour la version allemande et canadienne.

Margaux Missika : […] Cela permettait de s’adapter à la dimension internationale du projet. Nous avons comme cela remarqué que les français et les américains n’avaient pas tout à fait le même point de vue sur la question de la vie privée, ce qui est très intéressant à montrer au fil des épisodes. C’est une question finalement très récente, qui n’a pas du tout la même signification, la même législation en France, en Allemagne ou aux Etats-Unis.

La personnalisation de l’expérience va bien plus loin qu’une adaptation territoriale et linguistique. La grande force de Do Not Track, c’est de montrer la puissance du tracking… par le tracking. Tout au long des sept épisodes, le documentaire collecte des informations sur l’utilisateur et s’en sert pour personnaliser son expérience. Cela peut être aussi « simple » que d’afficher la ville depuis laquelle se connecte l’internaute, et aussi complexe que de dresser un « profil risque » (tel que pourrait le faire un assureur cherchant à savoir si nous sommes plutôt prudent ou casse-cou) d’après le contenu de notre profil Facebook.

Des contenus complémentaires et surtout une newsletter viennent compléter le message contenu dans chaque épisode, afin de proposer une expérience modulaire pour les utilisateurs.

Gregory Trowbridge : Comme nous le disons toujours, tout dépend du niveau d’engagement. L’implication minimale était de regarder les épisodes sans créer de compte. Ce qui était possible puisque nous avions fait en sorte que l’expérience fonctionne même pour des gens sur lesquels nous n’avions aucune donnée. […]

Celui qui veut s’engager un peu plus peut se connecter, laisser son mail et démarrer une vraie conversation. Celui qui veut aller encore un peu plus loin se voit proposer, à la fin de chaque épisode, des liens vers les meilleurs contenus sur la thématique. C’est intéressant de proposer cette profondeur-là, chacun peut y trouver son niveau d’engagement idéal.

Margaux Missika : C’est véritablement un système en entonnoir. La majorité des utilisateurs étaient seulement dans la consommation du contenu mais d’autres allaient beaucoup plus loin. Je ne sais pas combien de mails nous avons reçu pendant les sept semaines…

Gregory Trowbridge : C’était d’ailleurs l’interaction recherchée, nous avions des community managers qui répondaient aux utilisateurs, soit avec des messages préécrits pour les questions classiques, soit de façon personnalisée.

Margaux Missika : C’est l’intérêt de faire ça sur Internet. Nous avions envie de mener une conversation par mail, d’y raconter une histoire. Mais il n’était pas question de dire « vous recevez des mails, mais surtout n’y répondez pas ». Bien sûr nous n’avions pas prévu toutes les questions qui nous ont été posées : certaines étaient ultra-techniques et nous ont obligé à faire des recherches, une personne de 70 ans nous a remercié parce qu’enfin elle avait tout compris au sujet, des geeks envoyaient des mails cryptés à Gregory…

Cette personnalisation ne fait pas pour autant de Do Not Track un objet complexe, ou une oeuvre hybride qui emprunte ses codes au monde vidéoludique.

Pour l’utilisateur, cette personnalisation est invisible et l’interactivité est réduite à sa plus simple expression. Mise à part une ou deux interactions légères lors de chaque épisode, un épisode de Do Not Track ressemble à une simple vidéo (dans l’épisode 1, il vous est demandé de renseigner votre site d’information et votre site de divertissement préféré, voilà tout). A tel point que des utilisateurs ne comprenaient pas pourquoi le tout n’était pas diffusé sur YouTube !

La complexité de Do Not Track pour ses créateurs et ses producteurs n’est pas transférée à ses utilisateurs. L’engagement proposé n’est pas celui d’un temps passé à comprendre et maîtriser une interface, mais bien celui d’explorer le sujet avec plus ou moins d’implication et de comprendre en quoi le tracking est problématique à différentes échelles, y compris individuelles.

La récompense de l’investissement du public dans l’oeuvre de Do Not Track n’est pas immédiate mais se traduit par un impact à plus long terme. En interrogeant les utilisateurs abonnés à la newsletter, l’équipe a pu constater que depuis le début de la série, le public avait changé ses habitudes de navigation sur Internet. Environ un quart d’entre eux précisaient qu’ils avaient modifié leurs comportements et un autre quart qu’ils comptaient mettre en application de nouvelles pratiques, que la série avait ainsi provoqué une vraie et quantifiable prise de conscience.

Certains diront que le succès d’audience de Do Not Track s’explique précisément par la simplicité de son interface, que cela montre la nécessité de revenir à des choses simples, à une interactivité légère, car les utilisateurs ne sont pas disposés à s’approprier des objets plus complexes et exigeants.

Restons méfiants de ce genre de discours trop péremptoires en ce qu’ils se trompent souvent de cause pour expliquer un échec. D’abord notons que dans bien des cas, une faible audience s’expliquera principalement par une faible communication. Mais plaçons-nous dans le cas (relativement hypothétique) où seule l’interface est à blâmer. Plus qu’à sa complexité ou sa simplicité (qui sont des critères hautement fluctuants d’un utilisateur à l’autre), il faut s’attacher à son adéquation avec le récit.

Margaux Missika : Je suis pas du tout convaincue par les discours qui annoncent déjà le documentaire interactif comme mort. L’interactivité dans le documentaire peut parfois être remise en cause, tout comme la linéarité de certains 52 minutes, tout simplement parce que certaines oeuvres ne sont pas bonnes. Qu’il y ait de mauvaises choses qui se fassent, c’est un très bon signe, cela veut dire que y a de plus en plus de projets. Et être dans l’innovation, c’est aussi accepter de se planter.

Nous ne pouvons pas inventer de nouvelles choses si chaque échec conduit à une remise en cause globale du système. En revanche je crois que cette situation nous oblige à être plus exigeants, et à créer des oeuvres où l’interactivité est justifiée, où elle demande pas un effort surhumain à l’utilisateur sous prétexte que les créateurs n’ont pas réussi à sculpter et organiser leur contenu à une vraie expérience.

Je pense que beaucoup de projets qui n’étaient pas fait pour la TV ont voulu se monter sur le web, en oubliant que certains sujets ne sont pas non plus faits pour être interactifs. […]

Le succès de Do Not Track n’est pas dû au fait que son interface soit simple. Il est dû au fait que l’interactivité proposée fasse vertueusement écho au propos tenu. De plus, dire que Do Not Track est simple serait réduire l’oeuvre à son interface machine, là où d’importants et d’exigeants échanges humains ont été également mis en place, à travers notamment la possibilité d’un dialogue via la newsletter.

Margaux Missika : Nous avons fait un million de visites sur Do Not Track en huit mois. Cela nous place dans une situation compliquée de bataille de chiffres alors que dans la création nouveaux médias, la posture du service public et du CNC a toujours été de ne pas considérer l’audience comme seule grille de lecture.

Le niveau d’engagement est une mesure qui nous intéresse davantage. Sur Do Not Track, nous faisons plus attention à la durée moyenne de consultation et au nombre de personnes qui ont laissé leur mail, soit plus de 60 000 personnes ! Leur engagement étant bien plus élevé, l’impact que notre histoire aura sur eux le sera également.

La question à se poser ensuite est celle de la valorisation de ces données sur l’engagement, leur calcul, leur comparaison d’une oeuvre à l’autre. Je n’ai pas la réponse mais je crois que dire que le webdocumentaire est mort, c’est un peu comme dire que la télévision est morte… Aujourd’hui tout le monde dit que l’avenir est dans la réalité virtuelle. Je pense effectivement qu’elle va se développer mais je ne suis pas sûre que cela veuille dire que les consoles de jeux vont disparaître !

Nous avons toujours craint que l’arrivée d’un nouveau média efface l’ancien. Le cinéma a eu peur pendant des années de l’arrivée de la télévision dans les foyers, mais les gens n’ont jamais cessé d’aller au cinéma, ce n’est pas le même mode de consommation de contenus.

Donc je crois simplement que les gens ont envie de contenus de qualité. Et si ces contenus sont interactifs et que cette interactivité est justifiée, ils les consommeront.


Nous aurions encore énormément à dire sur ces deux oeuvres   mais elles nous en apprennent déjà énormément sur les moteurs de l’engagement utilisateur.

Le public n’est pas (uniquement) attiré par l’innovation de forme, par un subjectif et éphémère « effet whaou ». Il réagit à la présence d’une oeuvre dont le message et l’interactivité entrent en symbiose pour les conduire à une meilleure représentation du réel. Une oeuvre dont l’exigence est compensée par un impact potentiel plus fort sur la fraction du public qui s’engagera davantage, qui ne sera pas avare de son temps et de sa curiosité.

L’interactivité ou la délinéarisation en elles-mêmes ne sont pas la panacée. Notre recherche est celle de contenus qui s’articulent avec le monde extérieur, dans lesquels le public vivra des expériences qui valorisent le propos de l’oeuvre. Datagueule et Do Not Track portent la marque de leur public, quelque chose de singulier et d’humain.

Ces deux oeuvres ne peuvent être réduites à de simples « véhicules interactifs » car ce sont des oeuvres sociales qui circulent et se subliment par l’appropriation et l’engagement que le public veut bien y mettre. Leur proposition narrative et interactive crée non seulement une forte adhésion au propos mais aussi et surtout une réelle participation à un dialogue social indispensable dans nos sociétés.

Les oeuvres interactives sont des oeuvres d’impact, construites pour faire réagir par l’exemple, l’action et l’engagement. Lorsqu’il rencontre une oeuvre qui résonne avec ses passions, ses préoccupations et ses capacités à se saisir de l’interactivité proposée, le public peut transcender sa prétendue nature volatile et distraite pour s’impliquer dans une démarche volontaire et exigeante.

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