Narration et temps n’ont pas attendu les écritures interactives et le transmedia pour être intimement liés mais ces nouveaux terrains de jeu donnent parfois à cette relation une consistance bien particulière.
De l’obsession du temps passé par les utilisateurs sur un webdocumentaire à l’absolu nécessité de prendre son temps, j’ai voulu ici explorer ce lien protéiforme entre temps et les nouvelles formes d’écriture.
La nature du temps
Récit et temps, depuis toujours liés
Le temps est une composante de l’Univers que l’on peut de mieux en mieux mesurer, à laquelle on peut donner une signification philosophique et religieuse, voire même une représentation visuelle – linéaire ou cyclique selon les cultures – mais dont on ne parvient pas à caractériser la nature exacte. Au mieux peut-on dire que le temps exprime un mouvement, un changement…
L’art du récit lui est depuis toujours lié, car lui aussi exprime un mouvement. Un mouvement que l’on peut vouloir continu et linéaire mais que l’on peut aussi ralentir, accélérer, distordre voire mettre en pause. La pause par exemple, la mise en arrêt du temps qui confère en partie sa puissance à la photographie, est une composante fondamentale de l’écriture interactive puisqu’elle donne aux utilisateurs l’opportunité de faire un choix, de réfléchir aux implications de ce choix, de prendre une direction qui va influencer la suite du récit.
Le temps rare et la concurrence
La relation au temps n’a pas toujours été constante au cours de l’histoire humaine, pouvant varier d’un peuple à l’autre, d’une époque à l’autre. Et depuis 10 ans (d’accord peut-être plus, mais j’étais trop jeune pour m’en rendre compte alors…), la perception du temps a été drastiquement distordue. L’urgence est devenue une norme et le temps une denrée de plus en plus précieuse qu’il faut gérer, économiser, optimiser, rentabiliser.
La faute aux Internets, aux médias, au marketing et aux marathons Breaking Bad. Au final, peu importe, le constat reste le même : quiconque veut s’adresser à une audience entre désormais en concurrence avec l’ensemble des créations et activités humaines.
Si vous produisez un documentaire interactif, vous devrez convaincre un public de vous consacrez son temps plutôt qu’aux autres documentaires, à toutes les séries TV, films, jeux vidéo, livres, réseaux sociaux, Wikipedia, YouTube ainsi qu’aux les activités comme les transports, les tâches ménagères et aussi accessoirement le travail, l’alimentation et le sommeil. Et même si l’on a de moins en moins de mal à regarder une série tout en trainant sur Wikipedia, tweetant de la main gauche et mangeant plus ou moins proprement avec la droite, le fait est que le temps viendra toujours et de plus en plus à manquer au regard de la « concurrence ».
Je l’ai déjà mentionné dans un précédent article mais cette vision, notamment assumée par Netflix, change radicalement le rapport que l’on peut avoir avec le public.
Pour certains, la réponse a été un peu trop simpliste et ils ont décrété qu’écrire pour le web était avant tout écrire court, avec l’illusion que l’utilisateur pouvait alors consommer plus. D’autres en prennent le contrepied, à l’instar des long-forms de type Snow Fall et des expériences très « denses » telles que Prison Valley, Alma ou Fort McMoney, et misent plutôt sur une recherche de l’immersion et de l’implication de l’utilisateur, ce qui le pousse à une consommation plus exigeante et plus longue plutôt qu’à une boulimie de contenus émaciés.
Le temps comme indicateur de succès
Le succès pour une oeuvre interactive peut bien sûr résider dans le volume global d’utilisateurs mais aussi sur le temps moyen que ceux-ci vont passer sur l’expérience. Car si un bon community management ou une grosse campagne de communication peuvent faire des miracles en terme de visites, celles-ci ne représentent plus grand chose si l’expérience fait fuir les utilisateurs en une ou deux minutes…
Ainsi l’on a vu récemment les Inrocks féliciter l’équipe du webdoc « Journaliste 2.0 » d’avoir vu ses 9 500 visiteurs rester 7 minutes 31 en moyenne sur le projet. Un chiffre décrété comme un succès, mais un chiffre à relativiser toutefois compte tenu du nombre de visites plutôt limité qui me fait penser qu’il s’agit avant tout d’un effet de niche: un webdoc fait par des journalistes, pour des journalistes, et qui n’a pas vraiment atteint le grand public et son niveau d’exigence particulier.
De plus, pourquoi seul le temps passé serait un indicateur de succès? Il compte, c’est évident. Mais si une expérience est destinée à faire agir le public (en les incitant par exemple à signer une pétition, à donner à une organisation, à se réunir pour manifester…), le vrai succès sera le taux de « conversion » des spectateurs en acteurs du changement.
Autre exemple: pour ARTE et Fort McMoney, l’objectif fixé par l’équipe n’est pas tant un nombre global de visites ou le temps passé par chaque utilisateur en moyenne mais d’atteindre au minimum 10 000 joueurs. Un joueur étant caractérisé comme un utilisateur qui revient régulièrement, au moins 1 fois par semaine, pour visionner du contenu, gagner des points, jouer au jeu de gestion, participer au débat. Et même si la moyenne de temps passé sur l’ensemble des centaines de milliers de visites n’est que de quelques minutes (peut être entre 5 et 8 minutes?), la moyenne du temps passé par les « joueurs » sera elle bien plus significative pour déterminer la réussite du projet.
Succès et temps seront donc toujours entrelacés, mais chacun doit déterminer quelle « facette » du temps est la plus significative pour son projet.
Interagir avec le temps
Chaque forme artistique a connu des innovations de fond ou de forme plaçant le temps au coeur de la création. Le roman joue avec le temps du récit, l’anticipation, l’uchronie… Le cinéma et la télévision exploitent le flash back ou forward, le récit en temps réel avec la série 24, le récit simultané de plusieurs histoires comme dans le film Timecode…
Et bien entendu les nouvelles écritures ne sont pas en reste. J’ai donc voulu tenter d’établir une petite typologie, probablement loin d’être exhaustive.
Montrer le temps
Les nouvelles possibilités offertes par le web pour « montrer » le temps sont nombreuses. Parmi les plus courantes sont les timelines, qu’elles consistent en une simple série de contenus placés sur une échelle (comme se propose de le faire un outil comme Timeline JS) ou qu’elles prennent des formes plus sophistiquées comme dans Killing Lincoln où l’on peut suivre pas à pas les évènements conduisant à l’assassinat du président américain.
Les split screens, souvent pensés pour montrer plusieurs actions dans des lieux différents, peuvent aussi permettre de raconter des évènements se déroulant à des époques différentes. Le webdocumentaire La Marche d’Après utilise d’ailleurs ce procédé pour faire un parallèle entre la marche pour l’égalité de 1983 et ses répercutions aujourd’hui, 30 ans plus tard. L’utilisateur peut librement choisir de plonger dans le passé ou dans le présent.
Les timelapses, montrant en accéléré de longues périodes, nécessitent souvent l’utilisation de beaucoup de données mais provoquent un effet saisissant. Le projet Timelapse de Time, réalisé avec Google Maps, est à cet égard remarquable.
Plus simple mais terriblement efficaces, les « layered images » qui par exemple superposent deux photos prisent au même endroit mais à des époques différentes, l’utilisateur pouvant alors déplacer un curseur pour jouer avec cet empilement. Un exemple avec cette incroyable carte de Chicago avant le grand incendie ou avec le projet Pekin Sans Transition sur France Culture.
Et bien sûr, le temps peut aussi s’exprimer à travers le curseur d’un player, les boutons permettant de chapitrer une vidéo, les barres de progression… Et là aussi il y a moyen d’innover comme dans la fiction interactive 6 Millions de Morts où l’on peut voir sur la timeline le chemin pris, mais aussi celui que l’on a évité!
Jouer avec le temps
Les écritures interactives permettent de créer une illusion pour l’utilisateur où il devient maître du temps, le remontant, l’arrêtant, l’accélérant. Mais elles permettent aussi aux auteurs de changer la perception même de ce temps.
La plus élémentaire dans la culture occidentale reste la linéarité du temps. Et pourtant deux projets radicalement différents ont voulu casser cette vision: la vidéo interactive 24 Hours of Happy et le webdocumentaire Stainsbeaupays.
Les deux ont à peu près la même navigation: une roue où l’on peut choisir son point de départ si l’on veut, mais qui se joue ensuite de manière continue et « linéaire ». Une intension intéressante en ce qu’elle ne donne pas la primeur à un moment particulier. Il n’y a pas de point de départ pré-établi par l’auteur, pas de hiérarchisation excessive du contenu.
Le création d’un caractère aléatoire en fonction du temps est aussi une possibilité, comme dans le webdocumentaire Gare du Nord qui, en fonction de l’heure de la journée où vous vous connectez (Matin, Après-Midi, Soir), vous conduira vers une expérience différente.
Certains, pour mieux satisfaire les usages de consommation immédiate, fortement liée à l’évènement des réseaux sociaux et de la mobilité, choisissent plutôt de nous faire vivre les évènements en direct. Cette tendance a été identifié comme fondamentale pour l’avenir des nouvelles narrations par l’étude The Future of Storytelling et est régulièrement utilisé dans des dispositifs transmedia autour de fictions, dont l’une proche de nous: la série Cut, qui entretient constamment des flux Facebook et Twitter pour les personnages de la série.
Casser le rapport au temps
Et puis il y a les projets qui vous forcent à adopter une posture différente face au temps. Le web et la délinéarisation de la consommation de contenu promouvant le « quand on veut, où on veut », certains ont voulu en prendre le contre-pied. Le Journal d’une Insomnie Collective par exemple, où il fallait attendre le soir pour pouvoir interagir avec le dispositif. Ou le récemment primé I Love Your Work, pour lequel seulement 10 places pour jour étaient vendues 10$, ce qui tendait à créer une longue attente au lancement de la plateforme.
Ces projets sont presque des actes militants qui refusent de nous laisser prisonniers de ce lien curieux et accéléré que nous entretenons souvent avec le temps qui passe.
Evoluer avec le temps
Une autre problématique apparait pour certains projets: quelle durée de vie pour l’expérience interactive? Le problème ne se posent pas tant pour les contenus « finis » comme un webdocumentaire ou une fiction interactive aux frontières limitées, qui peuvent rester en place indéfiniment (quoi qu’il se posera à un moment la question de la durabilité de certains formats web…). Mais la question se pose en revanche irrémédiablement pour les projets participatifs et sociaux car il n’est presque jamais envisageable de les maintenir ad vitam eternam.
Nombreux choisiront donc d’interagir avec les utilisateurs pendant une durée limitée avant de laisser vivre la plateforme et tout ses contenus comme un témoignage des échanges et des contributions passées. Les expériences du film Life in a Day ou de plateforme participatives de la Contre-Histoire des Internets ou de The Brussels Business Online en sont de parfaits exemples.
Parfois, certains perdurent de manière plus discrètes mais bien réelle. Par exemple les forums de discussion entourant Prison Valley restent aujourd’hui encore ouverts et des utilisateurs continuent d’échanger.
Et la question se posera bientôt pour le docu-game Fort McMoney, qui est en plein milieu de ses 3 périodes de jeu de 4 semaines. 3 x 4 semaines avec un maître du jeu et une gestion de communauté intense. Mais qu’adviendra-t-il du jeu entourant le webdocumentaire après cela? Disparaîtra-t-il pour ne laisser que le webdoc? Restera-t-il en place comme une archive des phases de jeu passées? Ou les créateurs passeront-ils le relai à la communauté, faisant d’anciens joueurs passionnés les nouveaux maîtres du jeu?
Prendre le temps
Pour conclure cette article sur l’enfoncement d’une grande porte ouverte, une remarque sur la nécessité de prendre son temps. Car à bien des égards, la production d’oeuvres transmedia et interactives est plus exigeante et nécessite plus de collaboration, plus de préparation et des processus de production plus complexes.
Les oeuvres interactives devenues des références ont nécessité des centaines voir des milliers d’heures de travail. Et cette réalité n’est que plus criante lorsque les créateurs s’attèlent également à construire une communauté autour du projet, à financer leur projet par crowdfunding et/ou à la distribuer eux-mêmes à la mode DIY.
Prendre le temps, montrer le temps, jouer avec le temps, distordre le temps, autant de leviers sur lesquels s’appuyer pour continuer à innover et à plonger le public dans nos expériences interactives.