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La narration en temps réel est une performance créative qui obéit à un règle simple : une heure qui passe pour un personnage fictif équivaut à une heure qui passe pour le public. Faire correspondre le temps du récit avec le temps de sa consommation n’est pas une idée nouvelle, bon nombre de pièces de théâtre antiques ou classiques avaient déjà adoptées cette contrainte créative.
Le cinéma a très vite redécouvert le temps réel et lui a probablement donné ses incarnations les plus marquantes, de La Corde d’Hitchcock (1948) à la série 24 (2001-2010). Il reste malgré tout une rareté, une performance qui éblouit mais ne saurait être la norme. De nombreuses séries télévisées comme Seinfeld ou X-Files ont ainsi proposé un épisode « événementiel » en temps réel… pour mieux revenir à une formule moins exigeante la semaine suivante.
Exigeant mais fascinant et particulièrement immersif, le temps réel a trouvé sa place dans toutes les formes de créations narratives, y compris en BD et en littérature. C’est donc tout naturellement que nous le retrouvons également dans les narrations numériques.
Le temps réel et l’urgence de l’action
Le temps réel au cinéma, par exemple, ne peut s’appliquer qu’à des histoires au temps court. Une heure et demi, deux heures, peut-être trois au maximum… difficile d’aller au-delà car tel est le contrat de ce média. Dans Cléo de 5 à 7 d’Agnès Varda (1962), nous suivons pendant deux heures une jeune femme qui cherche à tromper son angoisse avant d’aller chercher des résultats d’examens médicaux. Dans Timecode (2000), nous suivons, pendant 90 minutes et en écran partagé, quatre personnages aux destins qui finissent par s’entrechoquer brutalement.
Le temps de consommation d’un film étant limité, l’action en temps réel apparaît donc naturellement plus oppressante, plus haletante. Nous ressentons bien souvent une angoisse partagée avec les personnages, nous craignons l’épée de Damoclès qui pèse sur eux. Le film en temps réel a l’effet d’un compte à rebours inéluctable.
Difficile de trouver une meilleure incarnation numérique de ce principe qu’avec la fiction interactive Apocalypse (2013), du collectif Les Cardinaux. Quatre films de 10 minutes dépeignant les 10 minutes avant la fin du monde selon quatre points de vue. A tout moment, vous pouvez basculer d’un court-métrage à l’autre grâce à interface simple en forme de rose des vents.
Finalement nous ne sommes pas si loin d’un film comme Timecode (2000) avec son écran partagé en quatre…
Plus interactive, l’expérience Five Minutes (2014) nous mets quant à elle dans une situation de tension extrême grâce à son univers infesté de zombies. Pendant cinq minutes, vous devez aider un père et sa fille à survivre en effectuant une série de geste sur l’écran.
5 minutes, 10 minutes… Si les durées sont plus modestes – habitudes de consommation numériques exigent – nous restons dans la même logique qu’avec un film de cinéma en temps réel : une unité de temps et un rythme bien souvent soutenu pour nous faire ressentir l’écoulement inéluctable du temps.
Mais le numérique peut aussi nous offrir des expériences davantage singulières en sortant de l’urgence du temps de consommation unique et court.
Temps réel et temps long
Le mobile est le support numérique qui nous accompagne partout, qui rythme nos journées par ses notifications. C’est donc lui qui a permis aux histoires en temps réel de s’étirer, d’investir nos vies sur une durée bien plus importante qu’une poignée de minutes ou d’heures.
Avec le mobile, c’est en jours que nous pouvons désormais compter la durée d’un récit en temps réel. L’un des premiers à avoir profiter de ce potentiel est la fiction interactive Lifeline (2014). Une expérience simple, littéraire et non cinématographique, dans laquelle vous échangez des messages avec un astronaute, seul survivant d’un crash de navette. Vos conseils pourront l’aider à survivre ou provoqueront sa perte.
Il y aurait beaucoup à redire sur l’interface austère ou l’histoire manquant parfois de profondeur mais quelle intuition géniale ! Son succès commercial monstre a rapidement convaincu et inspiré de nombreux autres projets.
Enterre-Moi mon Amour – auquel j’ai déjà consacré un plein article – en est un brillant exemple. Peut-être encore davantage que Lifeline, cette application vous permettant d’échanger des messages avec une migrante syrienne pendant son trajet vers l’Europe démontre la force du récit en temps réel long : l’attente.
Là où le film de cinéma en temps réel nous angoisse par son rythme soutenu, la course souvent effrénée de ses personnages vers le zéro du compte à rebours, les oeuvres comme Lifeline ou Enterre-Moi mon Amour nous tiennent en haleine par les moments où rien ne se passe.
Dans cette dernière oeuvre, lorsque le personnage de Nour vous annonce qu’elle tente la traversée d’un champ de mines, vous restez pendant de longues minutes sans nouvelles. Dans mon esprit, il me semble que cette attente a bien duré entre trente minutes et une heure (mais peut-être que j’exagère en raison de la nervosité dans laquelle je me trouvais alors…). Finalement, une notification retentit sur mon téléphone : Nour a survécu, quel soulagement !
Nous voyons bien ici qu’en donnant davantage de temps au temps réel, nous parvenons à nous extraire d’un héritage cinématographique où la course contre la montre oppressante cède la place à l’attente angoissante. Le public est toujours pris dans le récit mais de façon plus diffuse, pendant plusieurs jours où il cumule sa vie réelle et son immersion narrative.
Le temps réel et les réseaux sociaux
Sur notre mobile, hormis les applications mobiles comme Lifeline, ce sont le plus souvent les réseaux sociaux qui rythment nos journées par leurs notifications et qui nous invitent à consommer divers contenus.
Sur ces plateformes, nous nous racontons, nous nous mettons en scène au fil de nos journées, plus ou moins exceptionnelles soient-elles. Le format des stories, popularisé par Snapchat et désormais repris par Facebook et Instagram, est en lui-même une forme de narration en temps réel. Disponibles pendant seulement 24 heures, les stories sont censées être une succession d’instantanés de nos vies que nous partageons avec nos amis. Certes il ne s’agit pas d’une diffusion en continu pendant 24 heures – encore heureux ! – mais il y a une indéniable continuité temporelle dans la captation et la diffusion de ces instants personnels. Quiconque regarde votre story s’imagine naturellement que ce qu’il voit vient de vous arriver…
C’est en s’appuyant sur ce nouveau « contrat social » que plusieurs oeuvres narratives dédiées aux réseaux sociaux ont su nous proposer des expériences singulières. L’une des premières du genre a été Sickhouse (2016), une expérience d’une courte semaine dans laquelle Andrea Russett a diffusé auprès de ses deux millions d’abonnés sur Snapchat un film d’horreur aux faux accents du Projet Blair Witch (1999).
Puisqu’il est dans l’ADN de Snapchat de ne diffuser que des séquences instantanées, bon nombre ont cru qu’elle était réellement en danger ! La supercherie a finalement été révélée mais cette histoire inquiétante a su tenir en haleine un large public pendant plusieurs jours en respectant la continuité temporelle. Sans ce respect du temps du réel, le canular n’aurait jamais été crédible…
D’autres fictions sociales ont adopté plus ou moins librement cette apparence de temps réel. Sur Facebook, la page Léon Vivien (2014) a raconté pendant huit semaines la vie d’un poilu imaginaire pendant la première Guerre Mondiale.
Sur Instagram, le feuilleton Été (2017) a diffusé pendant les 60 jours de juillet et août l’histoire d’un couple qui se donne un été pour vivre librement avant de faire le point sur leur relation.
Sur Snapchat, la fiction #PLS (2017) a elle aussi collé au plus près avec ce concept temporel pendant 40 jours en racontant la vie d’un groupe de jeunes entrants à l’université. Le projet a toutefois « payé » ses quelques écarts à la règle :
Diffuser une séquence nocturne à 17h, ce n’est pas le contrat… Un apprentissage que l’équipe du projet corrigera d’ailleurs lors d’une saison 2 très attendue par ses dizaines de milliers d’abonnés. On ne plaisante pas avec le temps réel !
L’écriture en temps réel
Nous avons jusqu’alors considéré le temps réel du point de vue de la diffusion et c’est bien normal. J’aimerai toutefois conclure cet article en mentionnant la possibilité de créer en temps réel. Ici encore, le numérique nous surprend : parce que le web est à la fois un outil de diffusion et son propre outil de création, il nous est désormais possible d’imaginer des oeuvres qui s’écrivent (en plus de se diffuser) en temps réel.
C’est la performance réalisée par L’Infiltré (2017), premier opus de la série putative Phone Stories, dans lequel l’auteur David Dufresne nous a proposé un récit interactif écrit au fil de la campagne présidentielle française.
Tout cela n’a bien sûr été possible que grâce à une grande préparation, de l’histoire elle-même mais aussi de la technique qui permet sa diffusion. Mais écrire en temps réel a permis à l’auteur d’incorporer des éléments réels, d’actualité, dans son récit, le rendant d’autant plus engageant et réaliste.
Une raison supplémentaire d’affirmer que le temps réel est devenu une innovation incontournable de la création numérique.
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