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L’interactivité est une histoire de choix. Des choix individuels, collectifs, rationnels, irrationnels, que l’on fait au nom d’un personnage fictif ou pour soi-même…Concevoir une histoire interactive, c’est en grande partie être capable d’offrir des choix pertinents et intéressants à un public à qui l’on propose de prendre le contrôle d’un récit ou d’y participer. Pour ce faire, nous devons être capable d’empathie, d’anticiper les différentes attentes et réactions du public lorsqu’il sera mis devant ces décisions. Nous devons également parvenir à nous détacher de certains présupposés de créateurs : le public ne connait a priori pas ou peu notre univers et ses enjeux, et il ne répond pas uniformément aux stimuli qui, personnellement, nous font réagir.

Pour mieux intégrer la mécanique du choix dans nos créations, nous pouvons nous tourner vers les nombreux travaux en neurosciences, en sciences cognitives et en psychologie qui ont, depuis des dizaines d’années, décortiqué comment nous prenons des décisions.

La motivation du choix

Objectifs, informations et psychologie

Un choix se fait d’abord en fonction d’un objectif, qu’il soit très personnel ou collectif. Prendre une décision est en quelque sorte faire l’effort de résoudre un problème pour mieux atteindre ce but. Car, la plupart du temps, refuser de choisir conduit à la paralysie (ou a minima à l’incertitude) la plus totale.

Tout acte de choisir suppose donc une phase préalable d’analyse du problème posé. Il faut pour cela identifier le problème puis étudier — plus ou moins longuement — les informations dont on dispose pour déterminer quelle sera la meilleure option.

Il s’agit d’une vision très rationnelle du processus de prise de décision où l’on essaie de maximiser les bénéfices en minimisant les “coûts”. Et pourtant, dix personnes a priori rationnelles prendront probablement des décisions différentes. Car la rationalité d’un individu n’est qu’une variable dans un contexte donné et reste contingente à ses besoins, ses expériences passées, ses valeurs, pour simplifier : sa psychologie.

Si l’on demande à 10 personnes de relier Paris à Bordeaux, certains choisiront l’avion pour sa rapidité, d’autres le covoiturage par sens d’économie… et d’autres le vélo pour faire du trajet une découverte. Sauf si, dans le groupe de 10 personnes, des pressions sociales s’exercent qui vont conduire au compromis (tout le monde en train!), mais nous y reviendrons.

Motiver le choix dans une histoire interactive

Faire l’expérience d’une oeuvre interactive est nécessairement plus exigeant pour le public que consulter une oeuvre linéaire. L’utilisateur va devoir faire des choix, prendre des décisions. Et pour que cette implication ait un sens, il faut lui donner un objectif.

C’est une évidence absolue lorsque l’on parle d’un jeu. Mais c’est aussi vrai pour les autres oeuvres interactives. S’engager dans un webdocumentaire, ce peut être avoir pour but la meilleure compréhension d’un sujet par exemple.

Pour favoriser l’immersion du public, il faut donc donner un sens au choix qui lui sont offerts. Même aux choix extrêmement basiques. En lançant le projet In Limbo, il vous est demandé de connecter vos différents comptes Twitter, Facebook, Gmail, etc. Sans l’explication de l’utilité de cette opération et des conditions dans lesquelles nos données personnelles vont être utilisées pour personnaliser l’expérience, il aurait été peu probable que les utilisateurs acceptent aveuglément l’opération.

Et plus les choix auront d’incidence sur l’expérience, plus l’utilisateur aura besoin d’informations pour éclairer sa décision. Sinon, nous le contraignons à faire un choix hasardeux, parfois frustrant et trompeur.

La page d’accueil du projet Inside The Haiti Earthquake est une bonne illustration de ce phénomène : avec pour seuls éléments de contexte que nous allons explorer les conséquences du séisme en Haïti, il nous est demandé de choisir entre trois personnages dont nous ne connaissons que la profession.

Bien entendu, il ne s’agit pas de tout dévoiler par avance pour que le public soit préservé de toute notion d’incertitude (ce ne serait ni engageant ni intéressant). Mais plus les choix sont importants, plus nous devons améliorer le niveau d’information de l’utilisateur car pour prendre une décision convenable, il a besoin d’une motivation, d’un contexte, et d’un éclairage sur les conséquences de ses choix.

Les modalités du choix

Les méthodes de prise de décision

Si dix personnes réagissent différemment au même dilemme, cela tient à leur psychologie respective mais également à la technique de prise de décision mobilisée. Consciemment ou inconsciemment, nous utilisons diverses méthodes, parmi lesquelles :

  • La prise de décision rationnelle se base sur l’analyse « du pour et du contre » de chaque option pour identifier la meilleure
  • La satisfaction s’oppose à la maximisation en ce qu’elle propose d’examiner les différentes alternatives jusqu’à en trouver une acceptable (mais pas nécessairement la meilleure)
  • S’en remettre à l’autorité pour faire des choix guidés voire imposés
  • S’en remettre au hasard, en jetant une pièce de monnaie pour prendre une décision par exemple
  • La prise de décision participative où un décideur unique ouvre la réflexion à un groupe plus large

Ces cinq méthodes ne sont bien entendu pas les seules, mais ce sont celles qui vont nous permettre de créer des liens avec la pratique de la narration interactive. Le public va généralement devoir mobiliser l’une d’entre elles pour prendre des décisions et faire avancer l’histoire dans laquelle il est plongé.

Le dispositif interactif conditionne la méthode de prise de décision utilisée

Le concepteur d’une oeuvre interactive doit imaginer un dispositif technique, une manière d’interagir avec l’utilisateur qui va guider l’expérience. Or, en développant tel ou tel dispositif interactif, nous déterminons pour l’utilisateur quelle méthode de décision il va devoir utiliser.

Jeu d’Influences, en nous proposant d’incarner un grand patron pris dans une grave crise de communication, nous demande d’analyser les informations à notre disposition pour prendre les meilleurs décisions afin d’endiguer l’emballement médiatique autour du scandale qui touche notre entreprise. Nous sommes ici dans un mode de prise de décision rationnelle (tellement rationnelle que nous en venons parfois à faire des choix qui semblent contredire notre morale la plus élémentaire…). Pour satisfaire à l’objectif du jeu, nous cherchons à tout moment à maximiser l’impact positif de nos décisions.

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La recherche de satisfaction se rencontre davantage dans les expériences exploratoires. Prenons ici l’exemple de Prison Valley. Nous sommes régulièrement confrontés à un certain nombre de choix. Il ne s’agit pas ici de gagner ou de perdre, comme dans un jeu, donc il n’y pas fondamentalement de mauvais choix. Face à l’impossibilité d’évaluer quelle option est la meilleure dans l’absolu, chacun navigue donc en déterminant quelle option est la plus satisfaisante pour lui.

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Il existe d’autres projets interactifs qui proposent à l’utilisateur de s’en remettre à une forme d’autorité. C’est le cas du jeu The Stanley Parable où le narrateur ne cesse de guider nos choix, de nous donner des ordres (bien sûr nous restons libre d’y désobéir…).

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Le hasard comme instrument de prise de décision n’est pas l’apanage de Double-Face et de sa pièce de monnaie dans Batman. Dans le monde de la création interactive, nous avons diverses façons de l’exploiter. Il y a par exemple l’aléatoire total comme dans Le Jeu des 1000 Histoires où nous pouvons ainsi générer un « assemblage » de 3 courts récits d’un simple clic, tel un bandit manchot.

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L’expérience The { } And propose quant à elle de répondre à quelques questions sur notre idée de la vie en couple pour construire une vidéo en fonction de nos réponses. Ce n’est donc pas s’en remettre au pur hasard mais c’est une façon de décorréler les conséquences de nos choix d’une réflexion rationnelle.

Enfin, certaines oeuvres interactives mettent à profit la nature sociale des Internets pour conditionner la progression de l’expérience à une prise de décision collective comme le fait Fort McMoney en organisant un « référendum » chaque semaine sur lequel l’ensemble des joueurs peut se prononcer. La majorité l’emporte et va grandement influencer la suite de l’expérience.

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Nous voyons bien ici à quel point les choix de forme faits par les concepteurs influencent la position de l’utilisateur. Lorsqu’il pénètre dans une oeuvre interactive, le public n’est donc plus libre d’utiliser n’importe quelle technique de prise de décision. D’où l’importance de lui « apprendre », dès le début de l’expérience, comment il va pouvoir progresser et faire des choix dans notre dispositif interactif.

Les obstacles au choix

L’overdose d’informations

L’un plus importants obstacles à la prise de décision — quelque soit le contexte — est l’incapacité à donner un sens à un ensemble d’informations trop large. On parle alors d’une overdose d’informations, qui peut forcer à faire des choix hasardeux, voire même à refuser de faire des choix devant le trop grand nombre de variables.

C’est ce qui tracasse les entreprises qui investissent aujourd’hui massivement dans les « big data », quelqu’en soit l’utilisation qu’elles comptent en faire… Et, en ce qui concerne la narration interactive, c’est ce que l’on peut parfois ressentir devant des projets « encyclopédiques » qui — parce que le web l’autorise — ont tendance à vouloir inclure absolument tout le contenu à disposition sur la thématique traitée.

Il en résulte parfois des interfaces avec de si nombreux choix qu’il est parfaitement impossible de faire un choix éclairé. Pour l’exemple, voyez ce menu de Versailles, l’autre Visite, qui souffre véritablement du syndrome du « menu de CD-Rom éducatif des années 90 ».

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Dans un autre genre, le projet Manipulations peut avoir l’air quelque peu « effrayant » au premier abord. L’interface affiche tellement de ramifications et de modes d’interactions différents que l’on peut être saisi de cette impression d’overdose d’informations.

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Cela ne signifie pas pour autant qu’un individu ne peut pas se saisir d’une oeuvre complexe comme Manipulations, et finir par prendre des décisions éclairées, mais il y a parfois une notion de progressivité de la complexité qui est oubliée dans certaines oeuvres. Une dynamique que maîtrisent parfaitement les concepteurs de jeu vidéo en faisant assimiler aux joueurs un nombre impressionnant de réflexes et d’informations en augmentant peu à peu la difficulté et le niveau d’exigence au fil du jeu.

La dissonance émotionnelle

La dissonance émotionnelle est une forme de dissonance cognitive qui provoque un inconfort mental chez l’utilisateur. Cet inconfort est dû à la contradiction entre les émotions qu’il ressent et les comportements que l’on attend de lui.

Dans le cadre de la narration interactive, cette dissonance apparait donc lorsque l’interactivité contrecarre les efforts produits pour faire ressentir une émotion à l’utilisateur. Pour une analyse plus poussée sur la compatibilité des émotions avec l’interactivité, il y a cet article.

Prenons pour exemple Alma. Dans ce documentaire interactif, le témoignage de la protagoniste vous fait passer de l’horreur à l’empathie, du dégoût à la peine. Nous sommes donc dans une oeuvre à la charge émotionnelle forte, et l’interactivité choisie réduit au maximum la dissonance émotionnelle en proposant un seul mode d’interaction très simple, très épuré, qui ne vient pas entrer en contradiction avec l’état émotionnel de l’utilisateur.

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Dans Jeu d’Influences, l’interactivité est à l’inverse très exigeante. Nous devons réfléchir, analyser un problème pour trouver la solution optimale : nous sommes dans une logique de choix rationnels. Car ici l’intention n’est pas celle de l’émotion brute comme dans Alma. Le jeu cherche avant tout à nous faire ressentir le dilemme moral du personnage, et le stress, la tension qui l’accompagne. Là aussi, la dissonance émotionnelle est très faible car les choix binaires proposés et le temps de réflexion illimité dont l’utilisateur dispose sont autant d’élément qui alimentent cet état émotionnel de tension.

Les biais cognitifs

Les sciences cognitives n’ont de cesse d’identifier des biais dans nos mécanismes de prise de décision.

L’enjeu pour un créateur interactif n’est pas forcément d’assimiler l’ensemble des biais cognitifs existants et d’ajuster son oeuvre en conséquence, il s’agirait d’une tâche vaine et impossible. Mais il peut être bon d’identifier quelques mécanismes de l’esprit qui influent sur certains partis pris créatifs.

Parmi les biais cognitifs pertinents pour notre champ d’étude, nous avons :

La perception sélective ou le biais de confirmation, en raison duquel nous avons tendance à ne sélectionner ou ne retenir que les informations qui soutiennent nos opinions ou nos croyances.
Un biais qui peut être particulier prégnant dans les expériences cherchant à animer le débat sur des questions spécifiques et clivantes.

L’inertie cognitive, ou le refus de changer notre manière de penser ou de procéder face à des nouvelles circonstances.

Ce biais soulève l’éternelle question de la disponibilité mentale des utilisateurs face à des oeuvres interactives dont ils n’ont pas (encore) l’habitude.

L’effet de récence, selon lequel nous retenons mieux la dernière information reçue, ou son opposé, l’effet de primauté.

Le conformisme, qui nous fait suivre l’avis de la majorité ou nous conformer à la décision que les autres attendent de nous.

L’illusion de contrôle, à cause de laquelle nous avons tendance à sous-estimer les conséquences de nos choix en nous persuadant que nous avons davantage de contrôle sur les évènements que l’on en a réellement. Il s’agit d’un biais essentiel à certaines oeuvres interactives : l’utilisateur doit avoir l’impression de tout contrôler alors qu’il agit systématiquement sous le “contrôle” de l’auteur.


L’immense potentiel des expériences interactives est de pouvoir répliquer les caractéristiques du réel pour mieux engager le public au sein d’une oeuvre. Il est donc normal de voir se transposer dans une histoire interactive les mêmes mécaniques de choix que l’on retrouve dans le monde physique.

Mais il faut bien voir que prendre une décision n’est jamais une chose légère et il importe donc de donner au public les clés lui permettant de faire des choix éclairés, pertinents et satisfaisants. Sans jamais oublier que son choix le plus simple restera toujours d’aller voir tous ces chatons mignons qui hantent les Internets…

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