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Face aux industries bien établies – la télévision, le cinéma, l’édition… – le monde des nouvelles narrations, des formes créatives innovantes, apparaît bien souvent comme un environnement anarchique. Un monde où l’on ne sait jamais exactement à quoi s’attendre, que nous soyons artistes, producteurs, diffuseurs ou membres du public. Les expériences varient, s’adaptent aux derniers usages ou aux dernières technologies, semblent échapper aux volontés d’industrialisation.
Par nature et par définition, l’oeuvre innovante est singulière, voire unique. Elle crée une rupture avec le pré-existant et ne saurait donc s’inscrire dans une chaîne de production standardisée. Par conséquent, j’entends souvent la question, emplie de doutes : « alors à quoi bon faire ce type de projet ? ».
Cette question met en lumière quelque chose d’évident : l’innovation, en soi, n’est presque jamais rentable. Et cela quelque soit l’industrie considérée… C’est une vision d’un avenir possible, souhaitable, qui se réalisera peut-être (ou qui restera à l’état d’initiative louable mais sans potentiel d’industrialisation). Par conséquent, beaucoup de projets innovants dont je parle dans mes articles et que je référence sur mon site sont des oeuvres uniques, qui ont pour vertu d’exister comme une expression artistique éphémère, transitoire, unique. Certaines oeuvres ont beau connaître un grand succès ou gagner tous les prix et toutes les récompenses… toujours est-il qu’elles n’avaient pas nécessairement le potentiel ou l’ambition d’être « répétées », de donner lieu à une série, une collection, etc. Et c’est très bien ainsi.
D’autres oeuvres, à l’inverse, portent en elles un potentiel de récurrence. Elles permettent d’envisager un second opus, de développer un outil de création « maison » ou encore de constituer une communauté qui vivra dans le temps. Je voulais donc mettre en lumière ces projets et les différentes manières dont ils gagnent en valeur à mesure qu’une facette du projet succède à l’autre.
Quand le projet appelle l’outil
Les outils de création et de production pour le cinéma ou la télévision sont nombreux et si certains sont hors de prix, d’autres sont particulièrement accessibles au plus grand nombre. En revanche, les outils permettant de créer des oeuvres plus interactives, moins formatées, sont beaucoup, beaucoup plus rares. Pour venir à bout de certaines vision artistiques numériques, il va donc falloir concevoir l’expérience utilisateur désirée – bien entendu – mais aussi l’outil qui permettra d’y parvenir.
Telle a été la stratégie de la société Ctrl Movie, productrice du film interactif Late Shift, disponible via application mobile mais aussi et surtout en salle de cinéma. Au cours de la projection, le public est régulièrement mis à contribution pour faire des choix au nom du personnage principal de l’histoire.
Tout le monde peut voter depuis une application sur son téléphone et la majorité l’emporte. Il existe donc plus de 180 versions de ce film, culminant en 7 fins différentes.
Retrouvez l’étude de cas complète de Late Shift dans cet article, vous y découvrirez notamment que la société a profité de la production du film pour développer un outil de création interactive baptisé Ctrl Edit. Il vous permet de construire l’arborescence du récit interactif mais aussi de préparer l’installation du dispositif dans toute salle de cinéma et sa mise à disposition du public.
Ctrl Movie n’est donc plus seulement producteur de contenu mais aussi éditeur de logiciel créatif. Une double casquette qui suppose le mariage de deux logiques : l’une plutôt à court terme (produire une oeuvre), l’autre plutôt à long terme (développer une solution technique).
Une même logique se dessine autour de l’oeuvre Phallaina, une bande-dessinée numérique qui fait l’objet d’une longue analyse dans un de mes ouvrages. Baptisée « bande défilée », Phallaina se caractérise par une absence de cases. Vous faites défiler l’histoire d’un glissement de doigt sur votre écran tactile. Les dessins sont en réalité de très longues bandes ininterrompues qui confèrent donc à l’expérience une grande fluidité.
Il s’agit d’une véritable performance pour la dessinatrice Marietta Ren mais Phallaina révèle aussi une stratégie de production intéressante puisque tout y a été anticipé : la solution technique mise en place pour réaliser cette première bande-défilée a, dès le départ, été conçue pour devenir un outil réutilisable.
Baptisé Phallaina Studio par le studio Small Bang, il permet, pour faire simple, de récupérer une animation dans le logiciel After Effect pour la « transcrire » automatiquement en une application mobile dans laquelle vous déclenchez l’animation en faisant glisser votre doigt sur l’écran.
Cette façon de produire est nécessairement plus coûteuse en temps et en ressources. Sans vocation à répéter l’expérience, un tel investissement – construire son propre outil – n’aurait pas forcément beaucoup de sens, sur le plan budgétaire. Toute la question est donc de savoir, ou plutôt de « sentir », si l’oeuvre du moment peut faire des petits…
Pour conclure cette première partie, je souhaitais aussi mentionner deux démarches passionnantes. Le studio Penrose a récemment développé un logiciel d’animation pour la réalité virtuelle… en réalité virtuelle. Là où la plupart des productions virtuelles se font encore depuis un ordinateur « plat », le studio – producteur de films immersifs comme Allumette ou Arden’s Wake – a choisi qu’il serait plus pertinent et performant de travailler directement, et collectivement, en réalité virtuelle. Leur solution, baptisée Maestro, reste pour l’instant à usage interne mais nul doute que d’autres solutions seront rapidement accessible au plus grand nombre.
Dernier exemple, celui du studio Inkle – spécialisé dans les jeux très narratifs comme 80 Days. Des jeux où l’écriture prend une grande place et dans lesquels vos choix déterminent la suite de l’histoire. Pour développer leurs projets, ils ont mis sur pied leur propre outil, dont ils mettent une version simplifiée à disposition du public, en open-source. Baptisé Ink, le logiciel est assez simple d’utilisation et permet de faciliter construire des récits à embranchement.
Là où certains préservent leurs outils pour un usage interne, d’autres choisissent la mise à disposition au public. Deux stratégies dont les retombées commerciales peuvent être intéressantes, y compris pour le studio Inkle et son logiciel open-source. S’ils ne gagneront rien en termes de licence commerciale, ils développent ainsi leur notoriété tout en bénéficiant d’un nombre important de retours utilisateurs leur permettant d’améliorer l’outil qui sous-tend la quasi-totalité de leur projet…
La loi des séries
Phénomène intéressant, nous voyons de plus en plus d’oeuvres numériques adopter la logique de la série ou de la collection. Je ne parle pas ici de la websérie ou des formats courts vidéos en tout genre que l’on retrouvera principalement sur Youtube. Pas de grandes innovations ici, même si le ton et l’économie de ces créations s’adaptent bien entendu aux plateformes numériques. Toutefois leur ADN est si proche de celui de l’audiovisuel traditionnel que je me permets de les mettre de côté dans le cadre de cet article.
Prenons plutôt l’exemple des narrations natives pour les réseaux sociaux, à savoir des histoires pensées pour intégrer les codes et les modes de consommations de contenus sur Facebook, Instagram et Snapchat notamment. J’ai récemment réalisé deux études de cas de tels projets, l’une concernant Été – le feuilleton dessiné diffusé sur Instagram par Arte – et l’autre #PLS – une fiction Snapchat de la RTBF.
Ces deux oeuvres, bien que diffusées sur des réseaux sociaux différents et concurrents – partagent beaucoup de points communs. Leur diffusion s’est faite sur un compte distinct de celui de leur média diffuseur. Elle s’est étalée sur plusieurs semaines (40 jours pour #PLS, 60 jours pour Été). Elle s’est conclue en léguant un certain « patrimoine » à leurs créateurs : un compte influent auquel sont toujours inscrits plusieurs dizaines de milliers d’abonnés.
Dès lors, une conclusion se fait évidente. Si ce public est visiblement conquis par la singularité d’expériences proposant de raconter des histoires sur des plateformes où les contenus de la sorte sont encore rares, alors pourquoi ne pas continuer à l’abreuver de tels récits ? Début 2018, les deux programmes ont été renouvelés pour une saison 2 !
<blockquote class= »twitter-tweet » data-lang= »fr »><p lang= »fr » dir= »ltr »>[CHOUETTE PROD] Une raison de plus de se réjouir de l'arrivée du printemps 😎 ! <br>ÉTÉ revient fin juin pour une saison 2 ! ➡ <a href= »https://t.co/SJv6wAhBla »>https://t.co/SJv6wAhBla</a> <a href= »https://t.co/qTtGJaVXv8″>pic.twitter.com/qTtGJaVXv8</a></p>— Bigger Than Fiction (@BggrThnFctn) <a href= »https://twitter.com/BggrThnFctn/status/976106497225777152?ref_src=twsrc%5Etfw »>20 mars 2018</a></blockquote>
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Riches d’une communauté en attente, de retours d’expériences permettant d’améliorer le concept originel et d’un processus de production désormais connu, nous avons fort à parier que ces renouvellements seront gages de qualité.
Séries et collections sont donc d’intéressantes façons de ne pas laisser les productions innovantes « s’éteindre » trop rapidement. Une logique qui s’applique aussi au-delà des narrations sociales et des contenus Youtube. Prenons par exemple Ca s’est passé ici, une collection de récits sonores qui permettent « de faire l’expérience de l’Histoire là où elle s’est vraiment passée ». Il vous faudra, pour en faire pleinement l’expérience, vous rendre à un point précis de la capitale française et mettre vos écouteurs pour profiter du son spatialisé.
La société de production derrière le projet, Narrative, s’éteint déjà distinguée avec un projet à la technologie et à l’expérience utilisateur similaire, les Voyages Sonores 3D. Un concept, que j’avais étudié dans cet article, qui vous proposais une visite de l’Abbaye aux Dames grâce à une création sonore riche et géolocalisée.
Pour finir, je voulais mentionner une collection en puissance, dont seul le premier opus est actuellement disponible, mais pour laquelle les concepteurs recherchent activement des créateurs capables de proposer de nouvelles expériences sur le même modèle. Il s’agit de la collection Phone Stories, des histoires qui s’écrivent et se diffusent en temps réel via mobile. La première oeuvre du genre a été L’Infiltré, écrit par David Dufresne, dans laquelle vous échangez avec un membre de l’équipe de campagne du parti d’extrême droite lors des dernières élections présidentielles françaises. Un récit à embranchement où une heure de votre temps correspond à une heure pour le personnage. Et, chose unique, cette histoire a été écrite au fil de la campagne électorale, permettant de diffuser instantanément un contenu qui intègre des faits d’actualité, gage d’une grande immersion et d’une grande pertinence d’un récit à la croisée du documentaire et de la fiction.
Phone Stories a fait le pari de reste l’expérience payante, un choix complexe mais assumé et qui pourra devenir de plus en plus intéressants à mesure que d’autres « épisodes » seront diffusés. L’avenir nous le dira…
On n’innove pas dans le vide…
Ainsi s’achève cet article, pensé comme une réponse partielle à cette fameuse interrogation : « pourquoi s’embêter à produire des oeuvres innovantes ? ». Comme nous venons de le voir, à travers l’innovation, nous pouvons notamment développer des nouveaux outils de production, concevoir des formats qui pourront donner naissance à des saisons 2 ou à des collections en cas de succès (en plus de tous les autres avantages : trouver de nouveaux publics, développer des nouvelles compétences et techniques, renouveler une image de marque, proposer des expériences plus fortes pour le public, etc.).
Bien entendu, ce modèle de « reproductibilité » n’est pas toujours possible ni souhaitable. Certaines oeuvres ont besoin d’un contenu spécifique, à usage unique, qui ne saurait faire l’objet d’une réutilisation, d’une industrialisation du concept. Mais lorsque nous entrevoyons la possibilité de valoriser les acquis d’un projet pour développer le suivant, pourquoi nous en priverions-nous ?
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