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Cet article a été originellement publié sur le blogue du Fonds des Médias du Canada.
En transposant le public dans un nouvel environnement, la réalité virtuelle peut-elle stimuler de nouvelles conversations et occasions d’apprendre? Voilà la question à laquelle se proposent de répondre Dylan Paré et Scout Windsor en lançant un projet académique et innovant qui nous interroge sur notre rapport au corps, au genre et sur ce que nous projetons dans nos avatars numériques.
Queer & Trans Narratives in Virtual Reality est le titre particulièrement descriptif de l’expérience proposée: dans un espace en réalité virtuelle, vous pouvez entendre puis réagir à des récits de personnes ayant subi des discriminations fondées sur le genre. Si les histoires que vous entendez sont réelles, l’environnement dans lequel vous êtes plongés est, lui, tout à fait fantastique. Les plantes semblent venues d’un autre monde et votre avatar ― la représentation virtuelle de votre corps ― ressemble à un amas de rochers.
Cette œuvre n’est assurément pas la plus techniquement aboutie ou la plus sophistiquée que la réalité virtuelle puisse offrir, et c’est bien normal: il s’agit d’une création ayant un objectif clair de recherche académique. À l’origine du projet, Dylan Paré, qui poursuit un doctorat en recherche pédagogique à l’Université de Calgary, étudie «les façons dont nous pouvons utiliser certaines technologies pour explorer les questions de genre et de sexualité». Et pour cela, l’équipe du projet a créé tout un univers!
Témoignages réels, monde irréel
Imaginez donc. La tête dans le casque de réalité virtuelle, vous vous retrouvez soudainement dans un décor naturel, sauvage. Vous êtes assis au bord d’un feu de camp qui émet de doux crépitements. Pas de prédateurs en vue ― tout est calme. En observant les fleurs de plus près, vous réalisez rapidement qu’elle ne sont pas très «terriennes», vous voilà plutôt dans un monde fantastique, surréaliste.
Tellement surréaliste qu’un tas de rochers flotte devant vous. Il vous faudra peut-être quelques secondes pour comprendre que ces cailloux sont en réalité l’avatar de votre compagnon d’expérience!
Vous pouvez voir qu’il vous adresse un salut de la main, qu’il penche la tête sur le côté… Mais vous ne saurez dire s’il s’agit d’une personne jeune ou non, mince ou non, etc. Avec cette personne, vous pouvez bien sûr discuter, bouger dans tous les sens, vous taper dans la main. Après tout, pourquoi ne pas vous amuser avec ce nouveau «corps» pendant la vingtaine de minutes que dure l’expérience?
«Et au bout d’un moment, vous verrez des orbes bleutés, avec des étincelles à l’intérieur», raconte Scout Windsor, qui a conçu et réalisé l’ensemble de cet univers visuel.
Toucher l’orbe déclenche un récit sonore d’environ une minute Il s’agit du témoignage d’une personne ayant subi des discriminations de genre dans le monde de la recherche scientifique. Vous entendrez au total trois récits de la sorte.
Le reste du temps, vous le passerez à explorer ce monde et ― surtout ― à converser librement avec votre compagnon d’expérience, à réagir à ce que vous avez entendu et, éventuellement, à partager vos propres expériences. «Nous voulions créer un espace intime, adapté à une conversation entre amis» précise Dylan. «Nous avons limité l’expérience à deux participants parce que plus vous avez de gens présents, plus vous aurez de difficulté à provoquer ce genre de conversations intimes.»
Au bout du compte, Queer & Trans Narratives in Virtual Reality est une expérience hautement active et interactive. Il ne s’agit pas simplement de tourner la tête ou de se déplacer dans un monde virtuel, mais plutôt de participer, de parler, de se livrer. En ce sens, deux séances de l’expérience n’auront que peu de points communs puisque les tandems de participants auront systématiquement des réactions différentes et des histoires différentes à se raconter.
Des avatars et des humains
Au fait: pourquoi avoir développé un monde aussi étrange? Pourquoi nous donner des avatars aussi informes? «Je m’appuie sur un corpus de recherche qui démontre que l’utilisation d’agents virtuels* et d’avatars peut favoriser la création de sens et la compréhension de sujets et de questions sociales complexes» relate Dylan. «Agents virtuels» désigne un ensemble plutôt large de technologies, qui peut aussi bien inclure les intelligences artificielles que les avatars numériques.
Cette oeuvre porte sur un sujet complexe et clivant. Les questions de genre sont encore mal comprises, et il est souvent difficile de simplement discuter de ces enjeux sans soulever des passions ou des biais personnels.
Ce que cherchent à établir Dylan et son équipe, c’est à savoir si les utilisateurs sont plus ouverts à la conversation, plus capables d’empathie et de partage, lorsque celle-ci est transposée dans un univers différent et lorsqu’ils sont plongés dans un avatar qui ne ressemble en rien à leur corps.
«Si les participants avaient des avatars leur ressemblant, je pense que l’expérience fonctionnerait différemment» estime Dylan. «En recourant à la réalité virtuelle, nous pouvons donner aux gens des avatars différents de leur propre corps. Le genre et la sexualité sont très liés au corps et la perception qu’en ont les autres. En changeant cette dynamique de jugement des autres et de leur apparence, nous changeons de façon d’interagir et cela ouvre un nouvel espace et de nouvelles conversations.»
Queer & Trans Narratives in Virtual Reality est donc une œuvre multi-utilisateur où la communication directe entre les deux participants est au cœur de l’expérience. «Pour la plupart, les gens étaient vraiment ouverts à une telle interaction relève Dylan. Il y a eu un large éventail de réactions, de façons de participer à l’expérience. Certains devenaient très joueurs, ils voulaient voir comme leur avatar réagissait, ce qu’il se passait s’ils se touchaient la main […] Et d’autres partageaient des opinions et des histoires très profondes et perspicaces.»
Après une centaine de séances, Dylan commence à tirer un certain nombre de conclusions. «Ce que j’ai constaté à ce stade, c’est que la réalité virtuelle offre de nombreuses possibilités qui favorisent de profondes conversations [pourvu que les utilisateurs soient placés dans un environnement cohérent, stimulant, ludique et protecteur].» Les conversations entamées dans l’espace virtuel ― et inspirées d’histoires entendues au cours de l’expérience ― se prolongeaient d’ailleurs souvent une fois le casque retiré.
C’est un accomplissement de taille lorsqu’on sait à quel point la relation entre apprentissage et réalité virtuelle est complexe. Plusieurs expériences ont ainsi montré qu’en raison de la sur-stimulation de nos sens en réalité virtuelle, nous avons souvent plus de mal à retenir des informations et des détails de nos expériences immersives.
Ici, la simplicité de l’expérience préserve la faculté de concentration des participants. «Nous voulions faire en sorte que le public se sente immédiatement à l’aise» précise Scout. «Vous n’avez aucun contrôle à apprendre, il vous suffit de bouger vos mains dans l’espace.» C’est un choix de design tout à fait pertinent pour une expérience ayant pour but de favoriser l’apprentissage et l’échange. Il serait en effet difficile d’écouter et de comprendre si notre esprit se demandait constamment sur quels boutons appuyer.
Créer des mondes virtuels, en réalité virtuelle
Pour Dylan et Scout, la découverte du potentiel de la réalité virtuelle, il y a quelques années, a été une révélation. Certaines œuvres pionnières leur sont d’ailleurs restées à l’esprit comme des références. Parmi celles-ci, Farlands un jeu d’exploration qui se déroule sur une étrange planète où les décors et les animaux changent chaque jour.
Cette étrangeté du monde virtuel, on la retrouve dans le travail de Scout, qui a sculpté (au sens propre du terme) chaque élément de l’expérience. Pour ce faire, elle a utilisé deux outils de création en réalité virtuelle pour la réalité virtuelle.
Le premier est Tilt Brush, une application de dessin en réalité virtuelle et le second est Oculus Medium, un outil qui permet de sculpter, modeler et peindre des objets virtuels en 3D.
Ce choix de n’utiliser que deux outils de création en réalité virtuelle était doublement motivé. Il s’agissait d’abord d’aller vite, puisque l’équipe n’avait que quatre mois pour produire son projet. Mais cela permettait surtout de produire aisément l’ensemble du monde virtuel.
Ainsi, en trois petites semaines seulement, un prototype de l’expérience a pu être produit. La qualité n’était pas parfaite et des fonctionnalités manquaient encore, mais le cœur de l’expérience était là. «Dans Oculus Medium, j’ai donné à l’environnement virtuel une taille grandeur nature et j’ai invité Dylan à m’y rejoindre» se souvient Scout.
«Nous étions ensemble dans le même environnement et nous pouvions parler. C’était un moment génial.» L’expérience s’est ensuite affinée, bien entendu, y compris après chaque monstration. «Nous ajoutions constamment des éléments pour améliorer l’expérience. Nous avons par exemple intégré un retour haptique au niveau des mains, pour que les contrôleurs vibrent si vous tapez dans la main de votre partenaire.»
Aujourd’hui, l’expérience a cessé d’évoluer, le temps que Dylan et Scout se consacrent à un nouveau projet, lui aussi nourri par les apprentissages de cette première expérience. Mais il n’est pas impossible que le projet reprenne vie d’ici quelques mois.
D’ici là, d’autres acteurs se seront invités sur la scène des expériences collectives et conversationnelles dans lesquelles nos avatars pourront jouer un rôle déterminant dans la manière dont nous interagissons avec les autres. Le plus ambitieux d’entre eux est sûrement Facebook Horizon, dont le lancement est prévu d’ici quelques mois.
Ce sont des espaces à surveiller puisqu’ils auront potentiellement une grande influence sur la manière dont nous incarnerons des avatars, dont nous tiendrons des conversations d’une autre nature. Dans ce contexte, Dylan soulève un point fondamental: «Cette idée préconçue, selon laquelle nous aurions besoin que nos avatars soient aussi réalistes que possible est peut-être fausse. Lorsqu’il s’agit de nos corps et de nos avatars en réalité virtuelle, il est important que nous puissions jouer avec eux, les modifier et explorer nos identités sans que cela reflète forcément notre apparence dans la vie réelle.»
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