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J’ai été invité, il y a quelques jours de cela, à donner une conférence lors du Forum Blanc, une rencontre annuelle dédiée aux innovations narratives et médiatiques. J’y ai parlé de jeu vidéo, de narration et de leur compatibilité, vaste sujet impossible à couvrir en une demi-heure. Ce ne sera donc pas un tour exhaustif de la question mais voici tout de même un condensé écrit de cette intervention que j’ai décomposée en deux temps.

Premièrement, un tour d’horizon de quelques jeux narratifs et de la manière dont ils parviennent à marier mécanique de jeu et récit (à lire juste après). Et deuxièmement, un point sur l’intégration de jeux dans des univers narratifs plus larges (à lire un peu plus bas). Les deux parties sont indépendantes l’une de l’autre, donc libres à vous de commencer par celle qui vous intéresse le plus…

Pourquoi narration et mécaniques de jeu semblent de prime abord incompatibles ?

Depuis quelques années, les jeux narratifs se multiplient et connaissent un succès grandissant. Et cela pour plusieurs raisons, notamment l’ouverture de canaux de distribution permettant à des jeux indépendants de trouver directement leur public. De Heavy Rain en 2010, peut-être l’un des premiers vrais blockbusters du genre, au bijou Oxenfree en 2016, beaucoup d’opus ont su trouver des manières élégantes et incroyablement immersives de combiner deux composantes a priori contradictoires : la narration et le gameplay (la mécanique de jeu).

Pour certains, encore aujourd’hui, tenter de les associer relève du fantasme, de l’entreprise mal avisée. Pourquoi ? Une réponse simple mais hautement incomplète serait de dire qu’une histoire est linéaire alors qu’un jeu ne l’est pas. Mais comme il existe depuis longtemps des histoires non-linéaires et des jeux linéaires, cette équation apparait rapidement comme étant trop simpliste.

Pour autant, loin de moi l’idée de défendre que narration et gameplay sont naturellement fait pour s’entendre. Il y a, clairement, des obstacles à surmonter. Je me suis donc attardé sur trois d’entre eux.

Du caractère des personnages à leurs capacités.

Puisqu’ils sont le coeur et l’âme d’une histoire, les personnages sont toujours le centre de beaucoup d’attention lorsqu’il s’agit de développer un univers narratif.

Caractériser un personnage dans une oeuvre de fiction linéaire, c’est s’attacher à en préciser les contours de sa personnalité et de son être (caractère, relations, passé, etc.). Quand il s’agit d’intégrer un personnage dans un gameplay, quelque chose manque toutefois : de quoi ce personnage est-il capable ? Et aussi, de quoi n’est-il pas capable ?

Votre personnage de jeu narratif a-t-il des capacités hors normes ou est-il un personnage comme vous et moi ? Que peut-il toucher ou non, faire ou non ? Avec quoi ou qui peut-il interagir et de quelle manière ?

L’adéquation entre les capacités des personnages et la mécanique de jeu est donc au coeur du développement d’un jeu narratif. Les interactions du joueur seront bien souvent l’expression de ces capacités du personnage et c’est grâce à elles qu’il avancera dans l’histoire.

Dans le jeu Heavy Rain, vous pouvez régulièrement  explorer assez librement l’espace environnant pour progresser dans le jeu. Mais de nombreuses séquences sont ce que l’on appelle des Quick Time Events (QTE), des moments où l’histoire est davantage « conduite » et où vous accompagnez le récit en appuyant sur différents boutons. Et cela même lors d’une scène d’amour entre deux des personnages principaux :

Les possibilités de choix et d’interactions sont donc restreintes à certains moments car il serait bien impossible – à la fois techniquement et scénaristiquement – d’envisager des situations où le joueur détermine lui-même l’ensemble des possibles… Au début de la vidéo ci-dessus, le joueur peut choisir d’embrasser ou de ne pas embrasser, point. Impossible en revanche de partir en courant car cela viendrait démolir toute la mise en place d’un arc narratif dans lequel cette scène est indispensable.

Des personnages à géométrie variable

L’importance de définir les « capacités » des personnages nous conduit également à nous interroger sur leur évolution au cours de l’expérience. En effet, si un personnage est capable de choses diverses et variées, la promesse faite au joueur va être de pouvoir influer sur sa personnalité, ou du moins sa condition, tout au long du jeu.

Or s’il n’existe qu’une seule version d’un même personnage dans une oeuvre linéaire (il y est donc « invariant »), il est tout à fait possible d’imaginer plusieurs « versions » d’un personnage dans un jeu narratif. 

Au minimum, la plupart des jeux où l’histoire occupe une place importante proposent des fins alternatives en fonction des choix du joueur. Des fins alternatives dans lesquels un personnage ne sera pas toujours dans le même « état ». Ma version du personnage en fin d’expérience ne sera donc pas forcément la même que la vôtre.

L’enjeu sera alors de rendre ces différentes versions d’une même « personne d’origine » tout aussi attachantes et pertinentes les unes que les autres…

Un public entretenant au autre rapport à l’histoire

Face à un film, un livre, une série, une BD, je suis extérieur à l’action et j’observe les personnages animer le récit, résoudre leurs conflits, surmonter leurs obstacles. Dans un jeu narratif, leurs conflits sont les miens puisqu’il est bien rare de ne pas être dans une posture d’incarnation d’un personnage. Je suis quelqu’un d’autre.

Toute forme de narration est une révélation. Bien que j’incarne quelqu’un d’autre, je ne connais pour autant rien de lui au début de mon expérience. Curieuse contradiction mais « l’amnésie » de mon personnage est nécessaire car le contrat noué avec le joueur est de progressivement découvrir qui il incarne au cours du jeu.

Cette notion d’incarnation d’un alter ego « amnésique » est même parfois au coeur de la mécanique du jeu et du scénario. [Enorme spoiler de Heavy Rain attention !] Dans Heavy Rain, vous finirez par exemple par découvrir que l’un des personnages que vous contrôlez dans le jeu se révèle être le meurtrier que vous recherchez depuis le début ! Donc VOUS étiez le tueur en série et VOUS l’avez aidé dans sa sinistre entreprise en l’incarnant. Mais vous étiez de facto amnésique donc rien ne vous permettait de le savoir…


Il y a forcément d’autres tensions entre narration et gameplay que je n’ai pas abordées ici, mais disons pour simplifier qu’un des importants chantiers dans le développement d’un jeu narratif sera de trouver un équilibre entre ces caractéristiques a priori contradictoires.

Les plus belles oeuvres du genre ne parviennent pas forcément toujours à tout résoudre et tombent parfois dans certains écueils (lenteur du jeu, manque d’évolution des personnages, etc.). Mais chacune de ces oeuvres apporte son lot de solution et les jeux narratifs constituent à ce titre une forme d’art exceptionnellement ambitieuse et artistiquement subversive.

La place du jeu vidéo dans des univers narratifs plus larges

Pour commencer à parler des univers transmédia intégrant du jeu, il m’a amusé de revenir sur l’héritage difficile avec lequel doivent composer les créateurs qui veulent marier narration et gameplay. Mis à part quelques genres vidéoludiques bien spécifiques comme notamment les aventures textuelles, les expériences ayant voulu insuffler une forme de récit dans un univers de jeu ont souvent été d’amers échecs.

Les plus caricaturales ont bien entendu été les multiples adaptations de jeux vidéos en mauvais films (et vice versa). La liste est longue, et bien entendue subjective, mais il est toujours drôle de mentionner ce jeu tiré du film E.T. par exemple ou encore le film Super Mario Bros, tout deux assez objectivement horribles.

Aujourd’hui encore, les projets d’adaptations sont des entreprises particulièrement périlleuses mais fort heureusement, d’autres manières de penser des univers narratifs se sont également développées. La logique de la création transmédia a par exemple conduit de nombreuses oeuvres à être conçues et produites dans un même temps, et surtout avec un plus grande cohérence dès l’origine du projet.

J’ai donc au cours de cette conférence mentionné cinq jeux ayant pu efficacement s’intégrer dans des dispositifs plus larges. Chacun correspond à un cas de figure différent où le jeu :

  • développe différemment une même thématique, une même histoire
  • offre une interprétation d’une oeuvre originelle
  • agit comme un spin-off de l’univers narratif
  • sert de prequel ou sequel à l’histoire
  • sert de socle au développement de l’univers narratif

Morphosis (2015) : même histoire, autre expérience

L’expérience de jeu Morphosis (dont j’ai longuement étudié la fabrication dans mon dernier ouvrage) raconte globalement la même histoire que le film Les Saisons, de Jean-Jacques Perrin. Les deux oeuvres ont été développées en parallèle par des équipes différentes pour proposer au final un récit linéaire et épuré du côté film, et un récit interactif et pédagogique du côté jeu.

Les questions que posent un tel dispositif sont assez récurrentes :

  • s’adresse-t-on fondamentalement au même public avec un long-métrage poétique et visuel et avec un jeu plus familial ? (a priori ici, non…)
  • comment faire en sorte que le public fasse le lien entre deux oeuvres ne portant pas le même nom ?

Sens V.R. (2015) : l’adaptation réussie d’une BD en jeu vidéo

Affirmer que Sens V.R. est une réussite est bien entendu une opinion, mais je m’y tiens 🙂 La BD originelle de Marc-Antoine Mathieu explore des questionnements fondamentaux autour du sens de nos vies, des directions que l’on emprunte, du voyage initiatique et exploratoire.

Et si la BD joue sur notre imaginaire, sur notre capacité à remplir les « trous » entre deux cases pour nous amener à cette réflexion, le jeu en réalité virtuelle éponyme nous propose un autre contrat : le fait de ne plus simplement voir cet homme errer (comme dans la BD) mais bien d’en prendre le contrôle, de l’incarner, nous interroge d’une manière encore plus personnelle peut être.

https://www.youtube.com/watch?v=4MG0OmAUjdI« 

Il en ressort une grande fidélité à l’oeuvre originelle mais aussi un dépassement du cadre premier : le but affiché de tout travail d’adaptation, mais qui n’est pas toujours si brillamment atteint.

Call of Duty (2016) : parler avec les personnages du jeu dans Facebook Messenger

Je pourrais citer un certain nombre d’exemples de jeux servant de spin-off à l’univers, les plus connus étant peut-être les jeux The Walking Dead, édités par le studio Telltale, coutumier de tels développements autour de grosses franchises audiovisuelles.

Mais j’ai choisi ici de m’attarder sur un format, certes moins ambitieux, mais rapidement émergent : les robots conversationnels (ou chatbots), auxquels j’ai précédemment consacré un article.

Parmi leurs multiples intérêts dans le monde des services, ils peuvent être utilisés dans une optique plus narrative. C’est précisément ce qui été récemment été produit pour le lancement du jeu Call of Duty: Infinity Warfare. Au cours de l’année 2016, deux chatbots – l’un vous permettant de converser avec un militaire rugueux et l’autre avec une hôtesse déjà plus affable – ont permis aux fans de la franchise vidéoludique de découvrir l’univers du prochain opus de façon plus personnelle, directement dans leur fenêtre de conversation Facebook.

Last Fight (2014-) : un univers en progressive expansion

Certains jeux sont quant à eux pensés comme prequel ou sequel (c’est-à-dire des oeuvres dont le temps du récit est antérieur ou postérieur à celui de l’histoire originelle… pensez aux films Star Wars donc).

Par affection personnelle, j’ai choisi de parler de Last Man / Last Fight. A l’origine, Last Man est une série de BD réalisée par le trio français Bastien Vivès, Balak et Michaël Sanlaville. Désormais, l’univers s’est enrichi d’une série télévisée d’animation diffusée sur France 4 et d’un jeu de baston, parfaitement en phase avec l’univers de la série ! Puisque les personnages de la BD vivent dans un monde étrange où beaucoup de choses gravitent autour de combats d’arènes relativement épiques, le jeu de combat était un choix naturel…

L’action de la série d’animation et du jeu se situe environ une dizaine d’années avant celle de la BD, agissant donc comme un prequel dans lequel les fans pourront retrouver bon nombre de personnages dans un autre contexte, et à une autre époque donc.

Dofus / Wakfu (2004-) : le jeu comme socle d’un univers narratif plus vaste

J’ai jusqu’alors insisté sur des expériences où le jeu vient, en quelque sorte, « après », en expansion de quelque chose de préexistant. Mais dans bien des situations, le jeu est arrivé « avant » et à entrainé dans son sillage le développement d’autres histoires sur d’autres médias.

Un bel exemple est l’oeuvre du studio français Ankama avec sa franchise Dofus / Wakfu, centrée autour de deux jeux de stratégie multijoueurs, publié respectivement en 2004 et 2012. Cet univers foisonnant, un rien médiéval et absurde, a ensuite donné lui à une série d’animation, elle aussi diffusée sur France Télévisions en 2008 et 2011.

Un très beau projet au long cours ayant su rassembler une importante communauté de joueurs. Pour autant, la série télévisée n’est pas nécessairement destinée au même public, comme le souligne Anthony Roux, fondateur du studio, dans cette très intéressante interview.


Pour répondre à la question posée par le titre de cette article : oui, narration et jeux sont hautement compatibles, sous de nombreuses formes. Leur union pose toutefois toute une flopée de questions artistiques et de distribution qui ne faudra bien entendu par négliger.

Beaucoup de choses sont encore à inventer et compte tenu de l’intérêt sans cesse plus fort porté au jeu vidéo par toutes les sphères créatives, il m’est d’avis que nous verrons continuellement débarquer de superbes oeuvres dans les années à venir.

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