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Ce n’est qu’au cours du XXème siècle que les histoires ont perdu leur caractère social : à la faveur de la domination outrancière de la télévision, de la radio et de la presse écrite, la non-interactivité est devenue la norme. Auparavant, le théâtre, l’opéra, les arts de la rue et oratoires avaient tous pour point commun de n’exister que par la présence d’un public.
L’émergence des « nouveaux médias », à laquelle nous assistons depuis presque quinze ans, n’est finalement qu’une résurgence, qu’une renaissance des médias dits « sociaux ». En créant pour le web, nous ne faisons finalement que redécouvrir les façons de placer le public au coeur de nos préoccupations narratives.
Pour de nombreux projets créatifs, les réseaux sociaux sont de formidables outils de communication et de fédération de communautés (à raison). Mais je voulais m’attarder dans cet article sur un pan tout à fait spécifique de la création numérique : les histoires qui se racontent exclusivement sur les réseaux sociaux, sur Facebook, Twitter, Instagram ou encore Snapchat.
Pourquoi choisir un réseau social comme mode de diffusion principal ?
Le web est un espace de plus en plus polarisé (que cela nous plaise ou non). Quelques sites en expansion constante concentrent de plus en plus égoïstement le trafic. Ce sont eux qui permettent aujourd’hui la découverte du contenu qui va nous captiver. Ils sont devenus les gardien de notre temps d’attention et les éditeurs de contenus le savent et tentent de s’y adapter.
Nous avons vécu (et finalisé) une transition à marche forcée entre un monde médiatique désuet – où quelques médias « parlent à tout le monde » – et le nôtre, où une multitude d’acteurs « parlent à quelques uns ». Chacun s’adresse à une communauté qui lui ressemble en espérant la faire grandir à chaque interaction.
Dans un tel paysage médiatique, il est désormais difficilement envisageable qu’une oeuvre puisse atteindre son public sans intégrer une dimension sociale. Dans la plupart des cas, il s’agira simplement d’un volet communication sur Facebook et consorts.
Toutefois d’autres projets vont plus loin et partent du principe qu’il vaut parfois mieux aller à la rencontre du public sur un territoire qu’il fréquente déjà, plutôt que d’essayer de l’attirer vers une nouvelle plateforme qu’il ne connait pas encore, sur laquelle il n’a pas encore d’usages bien établis.
C’est en suivant cette logique que certains projets ont été directement pensé pour être exclusivement diffusés sur Facebook, Twitter, Instagram ou encore Snapchat. Ils n’ont généralement pas d’existence particulière en dehors de leur réseau social « natif ». Bien entendu, une telle diffusion va avoir un impact majeur sur l’écriture. Tout contenu ne peut s’épanouir ainsi sur une nouvelle plateforme sans y être adapté : allez-vous sur Facebook en pensant y voir un long-métrage de cinéma ? Pas vraiment. La narration sociale devient alors un jeu d’adaptation des codes de l’écriture.
Les contraintes de la narration sur les réseaux sociaux
Pour proposer des histoires spécifiquement pensées pour un réseau social, il va falloir :
- connaître la sociologie de ce réseau
- adopter ses codes et ses usages
- s’adapter à sa temporalité
- prendre en compte ses « gardiens de l’audience », ses influenceurs
Savoir à qui l’on s’adresse
Un réseau social est un ensemble mouvant dont il faut connaître les contours avant de penser y raconter quoi que ce soit. Chaque réseau a sa propre sociologie qu’il n’est pas très compliquée d’explorer tant les études sur le sujet pullulent, comme celle-ci par exemple.
Vous découvrirez rapidement, par exemple, que Facebook est loin d’être un réseau social particulièrement « jeune », puisque si presque 90% des moins de 30 ans y sont inscrits, tel est également le cas de 50% des 65 ans et plus… Vous comprendrez également que Twitter est un réseau de taille modeste mais qui concentre de nombreux « influenceurs » dans leurs secteurs respectifs. Vous verrez qu’Instagram et surtout Snapchat sont des réseaux largement plébiscités par la plus jeune génération ou encore que ce dernier est au deux-tiers féminin.
Des codes et des usages à respecter
L’étape suivante sera également d’intégrer les codes et les usages du réseau qui vous intéresse. Twitter a son # et sa limite de 140 caractère, Instagram a ses images carrés et ses vidéos d’une minute maximum, Snapchat a ses stories et ses filtres.
Raconter une histoire sur un de ces réseaux est avant tout une opération de « camouflage », il faut s’intégrer dans l’écosystème ambiant pour mieux faire passer son récit. Sinon, le risque est bien entendu de sonner faux ou pire, d’y être invisible… Pour ne pas tomber dans cet écueil, lorsque la RTBF lance un appel à projet pour des projets de fiction Snapchat, elle offre aux créateurs quelques conseils pour utiliser au maximum les possibilités de la plateforme. Voilà qui est très bien vu.
Des temporalités variables
Il est important de mesurer à quel point la singularité de chaque réseau ne consiste pas simplement en des différences de formats. Chacun a une temporalité qui lui est propre.
Facebook est par exemple un réseau assez « lent » : nul besoin d’y poster vingt fois par jour car la grande majorité de vos publications seraient alors englouties dans les tréfonds de son algorithme. Facebook trie ce que chacun voit sur son mur et les abonnés à votre page ne verront (au grand, grand maximum) qu’une ou deux de ces vingt publications dans une journée donnée.
A l’inverse, Twitter et Instagram restent globalement des réseaux de flux, où chaque publication apparaît de façon immédiate et chronologique. Libres à vous de publier vingt fois par jour donc (la limite sera celle de ceux qui vous suivent : s’ils considèrent que c’est trop, ils partiront peut-être).
Et il y a Snapchat, le réseau incongru de l’instantanéité et de l’éphémère, dont la temporalité est placée sous le signe d’une certaine « urgence » : si vous n’accédez pas à un contenu sous 24h, il disparaîtra.
Ce fut par exemple le cas du film Sickhouse, diffusé sur Snapchat durant 5 jours au printemps 2016. Ce thriller, reprenant l’esthétique du Blair Witch Project, dure plus de soixante minutes au total et a été diffusé par « tranches » d’une minute maximum pendant une petite semaine. Il n’est aujourd’hui plus disponible sur Snapchat : si vous avez raté l’évènement, vous devrez désormais vous acquitter de quelques euros pour en voir une version montée « bout à bout » sur Vimeo.
Un tour d’horizon des narrations « sociales »
Pour conclure sur de belles références, je vous propose une galerie d’oeuvres classées par réseau social…
Les histoires sur Facebook
Le grand classique des récits sur Facebook, c’est le profil d’un personnage fictif. L’un des premiers exemples en la matière a été celui de 60 Secondes (2011, ARTE / Zadig Productions) le récit d’une minute quotidienne de Fantille, une jeune parisienne en plein doute de la trentaine.
Le concept est similaire à celui de nombreux podcasts sur YouTube : une personne seule raconte avec humour son quotidien depuis son appartement. L’expérience est remarquée et préfigure une forme de constante dans les récits sur Facebook : la nécessité de l’incarnation. Puisqu’il s’agit du réseau aux bientôt deux milliards de profils, il importe d’entrer dans ce « moule ». Que ce soit pour de la fiction ou du documentaire, il sera donc fondamental de trouver le personnage emblématique pour lequel nous allons construire un vrai / faux flux de publications.
Les exemples se sont multipliés depuis lors avec par exemple le profil de Léon Vivien (2014), un Poilu imaginaire de la grande guerre dont le récit à base d’archives a réuni plus de 60 000 personnes en huit semaines d’expérience.
Créer un faux profil n’est toutefois pas la seule forme de créativité sur Facebook, fort heureusement. La fonctionnalité Facebook Live permet d’ores et déjà de proposer des narrations en direct, comme l’a efficacement montré le réseau social en produisant son premier film en réalité virtuelle et diffusé en direct : Here and Now (2016).
Il s’agit d’un court-métrage de trois minutes où vous verrez se croiser de nombreux personnages juste avant qu’ils n’aillent pendre leur train en gare de Central Station à New York. Une histoire qui n’a rien de révolutionnaire sinon une certaine prouesse technique, mais qui ouvre la voie à d’autres expériences plus ambitieuses à l’avenir.
Enfin, impossible de boucler ce passage sur Facebook sans mentionner les robots conversationnels (ou chatbots, sur lequels j’ai déjà écrit un article complet), qui se multiplient depuis le printemps 2016. La plupart sont des chatbots non-narratifs, vous permettant d’accéder à des informations (de CNN, de Libération ou autres) ou des services (Uber, météo, livraison de repas…). Mais de plus en plus de chatbots narratifs émergent, notamment dans des dispositifs transmédia autour d’importantes franchises comme Call of Duty, Star Wars, Marvel ou Barbie.
Les histoires sur Twitter
Sur Twitter, le premier format narratif à émerger a été la « Twittérature », avec l’une de ses première incarnations d’envergure : Black Box, écrit en série de 140 caractères par la célèbre romancière Jennifer Egan pour le New Yorker en 2012.
Depuis, cette manière d’écrire est restée assez confidentielle en dépit de la création d’un festival lui étant dédié aux Etats-Unis. Le rythme de lecture discontinu et le « bruit » entourant le récit rendant sûrement cette forme de narration relativement hors de portée d’une majorité de lecteurs.
Ce qui manque à la plupart de ces récits également, c’est peut-être l’interactivité pour laquelle Twitter est connue. Une lacune dont ne souffrent pas les fictions Twitter portées par l’auteur français Jeff Balek, qui nourrit depuis des années son univers de Yumington par des livres, une série et bon nombre d’autres supports, dont Twitter. Il y a livré des récits longs de plusieurs jours auxquels participent activement ses lecteurs. Ils apportent idées et développements à l’histoire que l’auteur intègre ensuite dans sa démarche.
Mais il n’y a pas que de la fiction sur Twitter bien entendu et il me tenait à coeur de mentionner le très beau Madeleine Project. Une histoire simple qui commence avec la découverte dans une cave des affaires de Madeleine, la précédente occupante de l’appartement de la journaliste Clara Beaudoux. Dans ses tweets, celle-ci raconte ses découvertes, partage des images qui peu à peu dessine une vision plus précise de Madeleine. Trois saisons plus tard (ainsi qu’un livre), le projet est l’exemple parfait du genre de « narrations spontannées » pour lesquelles le public sur Twitter peut se prendre d’affection du jour au lendemain.
Les histoires sur Instagram
Instagram, c’est la règne de l’image, avec ses photos carrées et des vidéos de moins d’une minute. L’une des premières tentatives d’y raconter une histoire complexe date de 2013 avec Desert Friends, une mini-série de science-fiction au ton absurde en 135 vidéos de 15 secondes chacunes (ce qui était à l’époque la durée maximale).
La série a connu un succès modéré mais a par la suite entraîné d’autres créateurs dans son sillage comme le thriller Shield 5.
Une autre utilisation fréquente d’Instagram sont les projets jouant avec la disposition en « grille » des photos (pour créer des ensembles d’images), comme l’a réalisé Land Rover avec son Adventuregram :
Un principe reprit de manière assez extrême par Canal+ avec son projet Guyane ou encore par Arte pour son projet de BD interactive Été (lancement en juin 2017 donc on verra ce que ça donne !).
Les histoires sur Snapchat
Sur Snapchat, les expériences ambitieuses sont encore peu nombreuses : le projet Sickhouse, mentionné plus haut, fait encore aujourd’hui office de référence avec ses millions de vues et sa suite en production. Un succès notamment dû à la présence de la snapchatteuse vedette Andrea Russett dans un des rôles principaux. En effet Snapchat, comme la plupart des plateformes de diffusion de contenus, est un espace où l’on retrouve de nombreux « gardiens de l’audience », des influenceurs qui accumulent d’importantes communautés de fan.
Il ne s’agit pas de dire qu’il est impossible d’atteindre un large public sans influenceurs bien entendu. Mais disons que leur implication rendra la diffusion de notre contenu bien plus simple s’il n’est pas dans notre stratégie de développer une communauté sur le long terme… Un film comme Sickhouse, par exemple, est pensé pour être un évènement ponctuel, donc passer des mois à développer une base d’abonnés n’aurait pas eu de sens. D’où l’implication judicieuse de la jeune snapchatteuse, qui permet aux créateurs d’accéder instantanément à ses centaines de milliers de fans.
La fiction Snapchat est un univers encore à défricher pour en comprendre les possibilités et en maitriser les nombreuses contraintes (rôle des influenceurs, instantanéité de la diffusion, vidéos verticales et courtes, utilisations des filtres et autres fonctionnalités de l’application…). Il sera donc très intéressant de suivre les prochaines oeuvres du genre…
Raconter une histoire sur les réseaux sociaux est une démarche osée mais sensée, compte tenu de l’évolution des usages en termes de consommation culturelle. Tous les récits ne s’y prêteront pas bien entendu : il faut bien voir que leur forme va être nécessairement influencée par les fonctionnalités de notre réseau social de diffusion. Il s’agit donc d’une décision qui doit être mûrement réfléchie car elle suppose de nombreuses adaptations de ton, de format et de codes.
Mais au-delà de la contrainte réside de très belles opportunités pour les créateurs qui cherchent de nouvelles façons de porter des récits à l’attention de leurs communautés.
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1 comment
Comment by Daphnée
Daphnée 20/02/2017 at 18:43
Super intéressant! Je n’avais pas songé au potentiel narratif que pouvait avoir Snapchat… bien curieuse de voir ce qui s’y fera plus tard.
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