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La narration interactive est l’art de raconter des histoires qui incorporent des formes d’interactions technologiques, sociales ou collaboratives pour proposer des contenus adaptés aux transformations des comportements du public dans un nouvel écosystème technologique.
Les nouvelles formes de narrations se sont vus affublées de multiples vocables : non-linéaires, interactives, transmedia, deep-media, et bien plus encore. Certains semblent défendre avec verve l’un ou l’autre de ces termes et j’ai pour ma part adopté, comme d’autres, le terme qui me semblait le plus large: les narrations interactives.
Ce que nous avons tous en commun — que nous demandions à notre audience de cliquer/toucher/scroller une interface, de contribuer à une expérience participative ou de suivre une histoire déclinée sur plusieurs médias — est la recherche d’une interaction, du pouvoir transformatif du dialogue à travers l’oeuvre créée. Ici, interaction est pris au sens le plus large de « l’échange d’information entre deux parties à travers un médium », peu importe la nature de l’information ou le médium en question.
D’où vient cette tentation de l’interactivité?
Il faut avant tout noter qu’intégrer l’interaction dans la narration n’est pas un concept né avec les Internets. Il s’enracine profondément dans notre ADN culturel — du théâtre antique jusqu’à l’essor du jeu vidéo.
De même, la volonté de développer des histoires interactives n’a pas été une décision collective prise par une hypothétique “assemblée des narrateurs”. Ce sont les nouveaux usages d’un monde en accélération et excessivement connecté qui ont rendu ce virage — entre autres transformations — nécessaire.
Une très élégante et éloquente description de ces bouleversements comportementaux a été donnée par l’acteur Kevin Spacey pendant sa longue intervention à Edimbourg en 2013 : « Les gens veulent désespérément des histoires. Mais ils les veulent au moment et sous la forme de leur choix… et à un prix raisonnable ».
Les créateurs de contenus cherchent par nature et par nécessité a être entendus/vus/lus — que ce soit par des millions de personnes ou un petit groupe de fans. Dès lors que leur audience potentielle a brutalement changé la façon dont elle consomme du contenu, ils ont du nécessairement s’adapter. Et ceux qui essaient de maintenir leur public dans un modèle de diffusion obsolète ont vu leur audience et leur influence graduellement et inexorablement s’éroder.
Pour autant, aucun créateur interactif n’a déclaré la guerre au linéaire. Il ne s’agit pas d’un conflit mais bien d’une nouvelle proposition de valeur. Certes la crise provoquée par cette transformation des usages a été brutale, mais la plupart des acteurs trouvent progressivement les manières d’évoluer vers de nouveaux modèles.
Des modèles qui incluent des contenus interactifs, mais pas uniquement car il est certain que les expériences interactives ne représenteront jamais la majorité de la production culturelle et journalistique. Toutefois il est des cas où l’interactivité se révèle une meilleure alternative pour représenter le réel et engager un dialogue avec un public toujours plus sollicité et submergé de contenus.
Dans un monde en accélération, ce n’est pas l’adoption par mimétisme d’un rythme d’information accéléré qui entraînera une meilleure compréhension de notre réalité et une plus grande empathie pour nos semblables. En ce sens, une expérience interactive capable de nous donner à voir une réalité complexe de manière plus aboutie, plus exigeante et plus engageante pourra accomplir davantage que mille articles et autres études sur le sujet.
L’interactivité pour représenter la complexité du réel
Alors comment décider si une histoire doit être interactive ou linéaire? A défaut d’intérêt économique, aujourd’hui cela fonctionne encore beaucoup à l’appétence et à l’instinct. A la volonté de certains créateurs d’essayer quelque chose de différent, d’investir une nouvelle forme d’expression et de dialogue.
Grossièrement, si vous n’avez qu’une seule histoire à raconter et surtout si vous n’avez qu’une seule manière de la raconter, alors vous n’aurez pas nécessairement besoin de l’interactivité pour mener correctement votre récit.
Et s’il n’y a pas de « grille de décision » précise pour choisir entre interactivité et linéarité, je pense que la question fondamentale à se poser pour éclairer ce dilemme reste « l’impact de mon histoire sera-t-il plus grand si je la pare d’interactivité ? ».
Pour tout créateur, une oeuvre doit avoir une influence sur le réel. Mais lorsque l’on observe notre monde, on réalise qu’il est parfois difficile de le représenter de manière linéaire. Par exemple pour relater un long voyage, la linéarité pourra rendre compte du périple sous la forme d’un journal de bord. Mais elle pourra difficilement répliquer la sensation d’explorationsérendipitaire du voyageur car elle n’offre pas au public de prendre contrôle de son cheminement.
Les grandes mécaniques du réel sont profondément complexes et restent contingentes aux circonstances et aux individus qui les animent. Et si la linéarité s’accommode parfaitement d’une démonstration, d’un schéma de pensées subjectives, ou d’une description chronologique du temps, elle peut s’avérer limitée pour montrer et reproduire la complexité intrinsèque des dynamiques qui nous entraînent ou nous gouvernent.
C’est le parti pris fait par plusieurs expériences interactives comme Jeu d’Influences qui nous plonge avec réussite dans la tête d’un grand patron en mode gestion de crise. Façade, qui reproduit avec complexité les interactions humaines au sein d’un couple qui bat de l’aile (capture ci-contre…). Ou encore Unspeak qui nous montre avec brio le pouvoir manipulateur du langage. Autant de thématiques déjà traitées linéairement mais dont les formes interactives auront permis à certains utilisateurs de faire preuve de plus d’empathie pour le sujet et ses protagonistes.
L’interactivité transforme la narration…
L’impact de l’interactivité sur la narration est tout aussi protéiforme que l’interactivité elle-même. Il se décèle aussi bien dans la forme que le fond des œuvres mais aussi sur leurs créateurs, qui doivent faire évoluer leur manière de penser, écrire et collaborer.
De nouveaux formats à explorer
Dresser une typologie des nouveaux formats narratifs fera très bientôt l’objet d’un nouvel article. Ce que l’on peut toutefois noter, c’est qu’aucun média, aucune forme d’art n’est épargné.
La narration interactive fait son chemin au fil des nombreuses expérimentations dans le monde de l’audiovisuel, de l’édition, de la muséographie, du journalisme et bien entendu et depuis toujours dans celui du jeu vidéo.
Parmi ces nouveaux modes de création, certains restent à l’état d’expérimentations — que ce soit pour des raisons économiques ou d’usages.D’autres tendent à devenir des genres à part entière comme le webdocumentaire ou les newsgames.
En attendant davantage de prose sur le sujet, vous pouvez déjà parcourircette sélection (assez stricte) de projets interactifs et transmedia.
(En parlant de transmedia…) La narration transmedia est communément définie comme le processus sciemment orchestré de dissémination sur plusieurs médias d’éléments composant un univers narratif cohérent.
Au-delà de la définition repose l’opportunité: lorsqu’un concept créatif est suffisamment fort pour être décliné sur plusieurs médias, il devient possible de construire des histoires complexes à destination de publics dispersés. Des publics qui peuvent alors se rassembler en communauté autour d’un projet global, et engager de riches interactions.
Les créateurs doivent s’adapter à des nouvelles conditions de création
Si l’interactivité a bien modifié quelque chose dans le monde du récit, ce sont bien les storytellers! Les nouvelles formes d’écriture redéfinissent constamment le statut de l’auteur, exigeant de lui de nouveaux savoir-faire et compétences.
Parmi eux, il y a ce que Chris Crawford appelle la “pensée à la deuxième personne”, à savoir la capacité d’un auteur à anticiper les motivations du public lorsqu’il est mis devant un choix.
Cette capacité « d’écriture empathique » se cultive et se pratique et les auteurs interactifs ont appris à reconfigurer leur cerveau afin d’entrer dans un « espace d’écriture multidimensionnel » :
L’adaptation est plus ou moins longue selon les profils mais quelle satisfaction immense lorsque l’on achève un beau scénario délinéarisé aux multiples embranchements !
Un changement tout aussi fondamental concerne la capacité des créateurs à collaborer et à élever au rang d’auteurs des “techniciens créatifs” (creative technologists).
Et s’il ne s’agit pas au final d’écrire un scénario à huit mains, il est certain que l’apport créatif d’un graphiste, un développeur ou d’un game designer très tôt dans le projet permet d’intégrer plus naturellement des innovations de forme qui entreront en résonance avec le fond.
Cet esprit de collaboration met donc tout le monde sur un pied d’égalité et refuse la sacralisation de la position de l’auteur. Cela suppose donc une certaine humilité, la valorisation de la notion de confiance au sein d’une équipe créative élargie, et une attention particulière portée à la dynamique de groupe.
Pour chacun, cela résulte en un plus grand partage des responsabilités et donc en une perte partielle de contrôle sur le processus créatif. Cette perte de contrôle étant inhérente à la nature même des projets interactifs, elle ne doit donc pas être déplorée mais vue comme une opportunité de revoir la façon dont sont produits les contenus digitaux.
… mais l’interactivité ne change pas tout
A la lecture de ces quelques mots, il serait facile de penser que tout est en train de changer. Et pourtant les grandes règles qui gouvernent le récit, l’art de raconter des histoires, n’ont jamais cessé d’être pertinentes.L’interactivité ne remet pas en cause les principes de la Poétique, elle leur offre seulement un nouveau mode d’expression.
Aristote y dressait une liste — par ordre décroissant d’importance — des différents éléments constitutifs d’une histoire: structure, personnages, pensée, diction, chanson et spectacle. Toutes ces composantes restent fondamental dans tout récits et elles servent encore et toujours de grille de lecture pour beaucoup.
L’un de ces principes reste que les personnages sont la base de toute histoire. Des personnages… qui font des choix. Sans choix, l’histoire n’avance pas et la narration devient insignifiante. A quoi bon un narrateur omniscient s’il n’est pas capable de nous decrire les mécaniques du drame en cours? A quoi bon un point de vue subjectif s’il ne nous permet pas de plonger dans l’esprit d’un personnage pour comprendre son raisonnement par la plus élémentaire empathie?
De là, il n’aura pas fallu longtemps pour que les storytellers recherchent à représenter la mécanique du choix et la richesse qu’elle propose. Il ne leur manquait que la capacité technologique. Une capacité désormais à la portée de (presque) tous. Nous vivons une période formidablement excitante et nous nous voyons offrir une liberté dont peu avant nous ont pu jouir. A nous donc de ne pas la gaspiller et de nous interroger, toujours un peu plus, sur le monde bouillonnant des narrations interactives.
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